mardi 21 septembre 2010

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’Art Déco….

José Alvarez, le presque mythique éditeur de Editions du Regard , est aussi écrivain. Un premier roman publié chez Grasset, Anna la Nuit et tout récemment un exceptionnel « beau livre » consacré à l’Art Déco. A propos de Anna la Nuit Pierre Assouline disait: « l'élégance d'un auteur dont il suffit de secouer les pages pour en faire tomber des larmes. » A propos de ses Histoires de l’art Déco on pourrait dire : l’élégance d’un érudit qui a la modestie d’écrire des histoires plutôt que l’Histoire.

L’art déco ? Ni mouvement ni courant esthétique dit José Alvarez, mais un état d’esprit. Un état d’esprit centré sur le futur, sur la construction d’une modernité en mouvement, un état d’esprit qui aujourd’hui encore influence une création désormais post-moderne – mais qui comme l’art déco, se veut d’être partout, dans tous les domaines, en expansion perpétuelle, envahissant et incluant tous les territoires, celui du design bien sûr, de la mode, de l’architecture, de l’écriture, de la publicité, du mobilier, du style, de la tendance… L’art déco version José Alvarez répond à un changement d’esprit, mu par une forte volonté esthétique traversée de courants divers, à la croisée des chemins d’un art décoratif porté pour certains par une furieuse volonté d’émancipation et de recherche.

Magnifique chapitre consacré au couturier Jacques Doucet : on pourrait croire qu’Alvarez l’a connu personnellement, mais les dates ne concordent pas (1853-1929). Enigmatique, élégant, magicien, prince et mécène, « Médicis de nos temps rétrécis », solitaire et marginal, Doucet collectionne, et commande aussi, à Pierre Legrain par exemple, de nombreux meubles qui firent l’Art Déco. Dès le tournant du siècle, l’esthétique Art nouveau imprègne les créations même du couturier. En 1922, il fait l’acquisition, entre autres œuvres de Picasso, des Demoiselles d’Avignon, qu’il envisagera de donner aux musées nationaux qui n’en voulurent pas… L’un des plus beaux chapitres du livre vraiment, magnifiquement illustré, on plonge dans le salon du studio de Doucet, le studio Saint James à Neuilly, comme si l’on y était.

Histoires de l’Art Déco ne se prétend pas un ouvrage théorique sur l’Art déco, même s’il s’attache à l’analyser, à en tracer les contours et les raisons de son émergence. Le livre est davantage un hommage sensible à une époque et à ceux qui l’ont vécue, notamment les jeunes antiquaires qui ont soutenu et défendu l’Art Déco avec une détermination formidable et qui en ont fait aussi une valeur, désormais consacrée, dont témoigne tout un chapitre rédigé par Laurent Noël. Et si nous ne sommes pas encore… à Noël, ce livre est un cadeau pour sûr !


Publié dans les Quotidiennes, le 21 septembre 2010

vendredi 17 septembre 2010

Le ciel est blanc comme une orange

Une ceinture dans la neige, un lien dans ses mains, des garçons en T-shirts blancs, les vêtements suspendus comme papier glacé qui flottent dans le vent, vêtements de neige numérotés qui attendent, dans l’immense halle vitrée le vent souffle et fait danser les sacs sur leurs racks, les sacs de papier qui contiennent les chaussures, les papiers qui recouvrent les vêtements, les images du scénario qui attend comme oublié, des ex-votos enneigés accrochés aux cintres. Derrière ceux qui regardent, le ciel est lourd de neige, neige qui s’accumule sur les vitres du plafond puis croule sur les sièges, se fond en bouteilles d’eau - la reine des neiges a passé par là dans sa robe de glaçons.
Dans la grande halle vide le temps enveloppé de neige n’existe plus. Les vêtements flottent hors de lui et l’artiste les a aimés, il les a rencontrés, il les a dessinés comme l’on photographie, il les a photographiés comme l’on dessine. Il a passé du temps avec des vêtements comme il ne l’avait jamais fait auparavant. L’attente est longue et la vie d’avant la vie n’en finit pas, comme une adolescence passée devant sa propre garde robe, à regarder encore ces étranges revenants, les draps, les linceuls, une attente immaculée.
La neige silencieuse n’arrête pas de tomber son velours de blancheur sur les épaules du monde étouffant tout bruissement et le silence, perles de neige, gouttes de rosée bleue, fleurs de cynorrhodon, bourgeons d’églantine et larmes de cristal deviennent éclats de givre dans les yeux. La reine des neiges a passé par là dans sa robe de lumière.
Les femmes venues d’ailleurs, groupe aléatoire, passent fièrement comme une phalange musclée et souple et puis s’en vont et s’en retournent là-bas attendre leur printemps. Les vêtements retrouvent leur place sur les racks les chaussures dans leurs boîtes les ceintures suspendues mais leur souvenir reste en boucle et s’il neige en janvier, cet été nous les reverrons sur les boulevards libres Zuzanna Alina Vivanne Danijela Jaine Tara Bojana. Joie solaire : les neiges ont fondu et les femmes flottent dans l’été les ceintures déliées un langage inconnu. La terre est bleue comme une orange les guêpes fleurissent vert l’aube se passe autour du cou et le pas des femmes sur les boulevards libres laisse tout le soleil sur la terre sur les chemins de ta beauté.


Barbara Polla pour Sang Bleu et Kris Van Assche
Remerciements à Matt Saunders et à Paul Eluard, La Terre est bleue comme une orange





The sky is white as an orange

A belt in the snow, a strap in his hands, boys in white T-shirts, clothes hanging like high-gloss paper blowing in the wind, numbered snow-clothes waiting, in the huge glassy hall the wind is blowing and making the bags dance on their racks, the paper bags holding shoes, the paper covering the clothes, the images of the script waiting, as if forgotten, snowy ex-votos hanging from the rails. Behind the onlookers, the sky is heavy with snow, snow piling up on the glass of the ceiling then tumbling down onto the seats, melting into bottles of water – the Snow Queen has been here in her gown of ice.
In the great empty hall time wrapped in snow has ceased to exist. The clothes float outside it and the artist has loved them, he has known them, he has drawn them the way one takes a photograph, he has photographed them the way one draws. He has spent time with the clothes like he had never done before. The wait is long and the life before life never ends, like an adolescence spent in front of your wardrobe, looking at these strange revenants, sheets, shrouds. Immaculate waiting.
The silent snow keeps falling its velvety whiteness on the shoulders of a world muffling all noise and the silence, snow pearls, drops of blue dew, rose-hip flowers, eglantine buds and tears of crystal become shards of frost in the eyes. The Snow Queen has been here in her gown of light.
The women from elsewhere, a random group, pass proudly like a muscular and supple phalanx and then go, go back over there and wait for their spring. The clothes resume their places on the racks the shoes in their boxes the belts hanging but their memory remains in a loop and while it may snow in January, this summer we’ll see them on the boulevards free Zuzanna Alina Vivanne Danijela Jaine Tara Bojana. Solar joy: the snows have melted and women are floating in the summer belts loosened an unknown language. The earth is blue like an orange wasps flower green dawn slips around necks and women’s steps on the boulevards free leave all the sun on the earth on the pathways of your beauty.




Barbara Polla for Sang Bleu and Kris Van Assche
Thanks to Matt Saunders and Paul Eluard, La Terre est bleue comme une orange

jeudi 16 septembre 2010

N U I T D E L A P O E S I E


autour de l’exposition

OCCASIONALS AND DANGER MEN


JEUDI 16 SEPTEMBRE 2010

à partir de 20h



A l’occasion de la nouvelle exposition de Matt Saunders, Occasionals and Danger Men, la galerie Analix Forever a le plaisir de vous convier à une nuit de la poésie le jeudi 16 septembre 2010, à partir de 20h, dans le cadre de la Nuit des Bains de la rentrée.

Les images appellent les mots et les mots l’image : Analix Forever vous propose de conjuguer les deux. Convoquer la littérature, jouer avec le rythme et la musique des mots dans le cadre d’une exposition qui fait référence au cinéma, aux acteurs, aux icônes en voie de disparition… pour que jamais la poésie ne disparaisse !

La première partie de la soirée sera consacrée à la lecture de textes liés aux thèmes de l’exposition : le portrait, l’opportunité, le danger, le regard… ainsi qu’à la lecture par de très jeunes poètes de leurs propres créations, notamment Xenia Saillard, que nous n’avons pas oubliée depuis la dernière Nuit de la Poésie ! La lecture sera itinérante dans la galerie autour des œuvres mises en lumière par le texte choisi. A partir de 22h, place à la liberté du texte et du thème…

Venez lire avec nous vos textes préférés et écouter l’artiste et poète Robert Montgomery - qui avait inspiré la première Nuit de la Poésie -, l’artiste américaine Leslie Deere, l’éditeur belge Bruno Wajskop, la poétesse Ellen LeBlond, Vincent Barras évoquant John Cage, Marino Buscaglia inspiré par Maître Eckhart. Venez suivre la lecture d’une lettre oubliée entre deux pages de Christian Bobin, (re)découvrir le Corbeau d’Edgar Allan Poe et, à minuit, partager le privilège d’entendre Blaise Cendrars par Anne Bisang. Puis, vers une heure du matin, Jack Kerouac, lu par Jean-Luc Schumacher et mis en musique par Manuel Calderon, nous accompagnera sur la route de la nuit.


Programme détaillé en PDF

Communiqué de presse en PDF

mercredi 15 septembre 2010

Nuit de la poésie à Genève, on y court

A l’occasion de la nouvelle exposition de Matt Saunders, Occasionals and Danger Men, la galerie Analix Forever convie les aficionados à une nuit de la poésie le jeudi 16 septembre 2010, à partir de 20h, dans le cadre de la Nuit des Bains de la rentrée.

Les images appellent les mots et les mots l’image : Analix Forever vous propose de conjuguer les deux. Convoquer la littérature, jouer avec le rythme et la musique des mots dans le cadre d’une exposition qui fait référence au cinéma, aux acteurs, aux icônes en voie de disparition… pour que jamais la poésie ne disparaisse !

La première partie de la soirée sera consacrée à la lecture de textes liés aux thèmes de l’exposition : le portrait, l’opportunité, le danger, le regard… ainsi qu’à la lecture par de très jeunes poètes de leurs propres créations, notamment Xenia Saillard, que nous n’avons pas oubliée depuis la dernière Nuit de la Poésie ! La lecture sera itinérante dans la galerie autour des œuvres mises en lumière par le texte choisi. A partir de 22h, place à la liberté du texte et du thème…

Venez lire avec nous vos textes préférés et écouter l’artiste et poète Robert Montgomery - qui avait inspiré la première Nuit de la Poésie -, l’artiste américaine Leslie Deere, l’éditeur belge Bruno Wajskop, la poétesse Ellen LeBlond, Vincent Barras évoquant John Cage, Marino Buscaglia inspiré par Maître Eckhart. Venez suivre la lecture d’une lettre oubliée entre deux pages de Christian Bobin, (re)découvrir le Corbeau d’Edgar Allan Poe et, à minuit, partager le privilège d’entendre Blaise Cendrars par Anne Bisang. Puis, vers une heure du matin, Jack Kerouac, lu par Jean-Luc Schumacher et mis en musique par Manuel Calderon, nous accompagnera sur la route de la nuit.

Publié dans les Quotidiennes, le 15 septembre 2010

mardi 7 septembre 2010

L'Extension septembre 2010 - Tell me Swiss

Tribune libre de Barbara Polla : Tell Me Swiss !

Tell Me Swiss ? C’est la dernière création du catalan Cisco Aznar. Qui fait parler d’elle jusqu’à l’autre bout du monde. Présentée dans le cadre de l’Exposition Universelle de Shanghai, elle aurait pu prendre comme sous-titre : Chronique d’une censure annoncée. Il a fallu couvrir les seins des danseuses, ce qu’Aznar fit de bonne grâce, mais non sans inscrire « Censuré » sur les corps concernés !

Mais au-delà de quelques ravissantes mamelles, qu’est ce qui choqua vraiment, dans cette fantaisie suisse que seul pouvait créer "un étranger" ? La réalité, Mesdames et Messieurs, voilà ce qui choque, choqua et choquera… la réalité du travail par exemple, et la manière dont cette réalité là est traitée en Suisse. Psychédélique : voyez l’apprentissage pour les clandestins - oui, mais qu’ils restent soigneusement, tout de même, clandestins, aussi longtemps que nous aurons besoin d’eux. La Suisse non seulement sait travailler, mais elle sait aussi faire travailler les autres, pour elle et chez elle. Sans les "travailleurs étrangers" - et, en ce qui nous concerne, nous les femmes, les travailleuses - que ferions-nous ? Sans ces travailleuses qui font fonctionner notre pays et qui nous permettent notamment, à nous femmes actives que nous sommes, de devenir - en apparence du moins - de vraies super-women, à la fois professionnelles et engagées socialement et qui s’occupent à la quasi perfection non seulement de leur travail, mais en parallèle de leurs foyers, de leurs enfants et de leur famille élargie ? Oui, sans ses vrais super-travailleurs, la Suisse ne serait pas si belle.

La Suisse certes exploite parfois, dissimule et hiérarchise, mais elle est aussi la démocratie la plus extrême du monde. Et elle sait accueillir l’étranger de manière si éminemment sélective que tous ceux qui passent sous les fourches caudines de l’accueil suisse officiel vont se trouver pour toujours liés à ce pays qui les a élus « swiss-compatibles ». Et comme le disent, le chantent et le dansent les acteurs de Tell Me Swiss, si la Suisse est "grave" avec ses étrangers, il vaut toujours mieux être étranger en Suisse que chez soi dans tant d’autres pays du monde. Cisco Aznar sait de quoi il parle : il vit chez nous ! Cynthia Odier aussi, sait de quoi elle parle. Elle est grecque - et à l’origine, en collaboration avec la Haute école d’art et de design - Genève (HEAD), de ce spectacle pour le moins ébouriffant. Car Tell Me Swiss n’est pas tombé du ciel : né de l’union de la Fondation Fluxum et de la HEAD, cette performance transdisciplinaire s’est inspirée des costumes créés pour Shanghai par les étudiants en Design Mode de la HEAD. Pour L’Extension, Jean Pierre Greff, le Directeur de la HEAD commente : "Nous n’avions pas imaginé que la création des costumes pour le Pavillon suisse de Shanghai - qui en soi était déjà une belle success story pour la HEAD et son département Design Mode - puisse trouver un prolongement aussi... spectaculaire. C’est à Cynthia Odier que nous en devons l’idée ! C’est elle aussi qui a rendu possible ce spectacle plein d’invention et de drôlerie, de poésie et d’humour, impertinent et provocateur imaginé par Cisco Aznar. Avec quel brio ! Le dialogue qu’il a engagé avec l’école a été enthousiasmant. Nous allons le poursuivre... " Après Shanghai, retour à Genève, où Tell Me Swiss sera présenté à nouveau en décembre, à l’Alhambra. Allez apprécier ce conte de fée grinçant où dragons et sorcières se rencontrent mais aussi "Coucou" et "Moitié-moitie" ... car une des qualités salvatrices de la Suisse est sa capacité d’autodérision. Le film des Faiseurs de Suisses en fut longtemps le témoin par excellence, aujourd’hui Tell Me Swiss prend la relève ! Au thème de l’exposition universelle, "Meilleure ville, Meilleure vie", on pourrait désormais ajouter, meilleur pays, meilleur spectacle.

Car en dehors de la provocation pleine de gaieté, Tell me Swiss est aussi un émerveillement. Pour la féérie du spectacle d’abord : Cisco Aznar offre à son public une scène au plancher si verdoyant que l’on se croirait en plein mayens. Rien ne manque au décor et la Suisse éternelle repose tranquillement au pied de ses alpages tandis que le troupeau de vaches, entre idéalisme et vacherie, se forme et se déforme pour réclamer des subventions pour les agriculteurs... Pour Guillaume Tell, ensuite. Guillaume Tell pour une fois représenté tell qu’il était, un tout jeune homme fier et angoissé. Magnifique échange de regards entre le père et le fils, ce dernier inquiet et pourtant complice, face à son jeune père qui met en jeu la vie de son enfant pour le refus de se soumettre et le sauve grâce à sa compétence. Complices en liberté. La liberté comme valeur absolue. La nôtre bien sûr - mais sans oublier celle des autres.


Libre livre, un best seller archi-suisse

L’Histoire suisse en un clin d’œil de Joëlle Kuntz est un best seller. Pour les russes notamment, mais plus fascinant encore, pour nous les Suisses. Exceptionnel vraiment car "suisse" et "best seller" ne vont pas souvent de pair et encore moins en littérature qu’en tout autre domaine : presque un oxymoron ! Et pourtant, c’est bien un best seller : incroyable mais vrai. Nombreux sont ceux qui se sont demandés pourquoi. Peut-être parce que, comme le dit Joëlle Kuntz, "le désir de la Suisse de jouer un rôle est au moins aussi grand que son désir de ne pas prendre parti" et que ces deux désirs contradictoires animent la plupart d’entre nous, suisses, non suisses, ou suisses à moitié. Les paradoxes identitaires qui tordent plus souvent qu’à son tour les intestins de ce pays ne sont-ils pas, eux aussi, un reflet des paradoxes identitaires de chacun d’entre nous ? Etre grand mais discret, neutre mais bon, pauvre mais riche ou alors riche mais sans que cela ne se sache, ouvert et fermé...
Joëlle Kuntz nous raconte l’histoire de ce pays, le nôtre, qui selon Pierre Assouline est un "îlot d’absurdie dans un monde déréglé", comme elle nous raconterait une l’histoire d’une personne qu’elle aurait bien connue. La Suisse a une psychologie, des problèmes d’identité, elle change au cours du temps, elle assemble ses parties disparates en un improbable mais résilient ensemble. Les cantons de cette Suisse fédéraliste, qui selon Joëlle Kuntz, "ne font plus qu’appliquer en toute “souveraineté” des décisions qui ont été préparées ou orientées par l’administration fédérale" nous ressemblent : nous tous, habitants de la planète Terre, appliquons nous aussi, en soi-disant souveraineté, des décisions préparées par d’autres, ou les laissons appliquer, parce que finalement c’est plus simple, le plus souvent, que de s’y opposer.
Joëlle Kuntz en nous racontant la Suisse nous raconte donc nous-mêmes, et c’est bien là la raison d’être d’un best-seller... "On peut raconter la Suisse, dit encore Assouline - mais on ne l’explique pas sauf à être Kafka, Musil ou Nabokov. Pour ce qui est du pays-qui-n’existe-pas, du malheur d’être suisse et de la prison de l’esprit, on se reportera plutôt à Durrenmatt ou Frisch. Quatre langues pour sept millions d’habitants répartis entre vingt six cantons et demi-cantons, et un compromis fédéral pour gérer les désaccords ? Il faut être fou. Sur le papier, c’est indéfendable. Même en se rangeant derrière son cher arbalétrier d’élite, Guillaume Tell. Pourtant, ça fonctionne" – Tell quel ! Joëlle Kuntz n’explique rien, surtout pas le merveilleux malheur d’être suisse, mais elle nous donne à penser, en nous racontant non pas tant l’Histoire suisse que des histoires. Celles des villes, notamment. J’appris ainsi qu’en juin 1814, lors de l’arrivée des Confédérés, Genève les salua d’un "Bienvenue aux enfants de Tell !" Parce que Tell, c’est le mythe suisse en action : la liberté comme valeur absolue et la compétence comme instrument. Bienvenue !


Publié dans l'Extension, septembre 2010

jeudi 2 septembre 2010

Psychiatre, artiste, écrivain... Cent dessins, cent aphorismes et la couleur rouge

Pierre Desclouds est psychiatre. Ce fut pour lui une manière de devenir artiste. Nous étions ensemble à la Faculté de Médecine. Oui, j’écris sur le travail d’un ami. Mes amis sont souvent artistes et les artistes avec qui je travaille deviennent des amis - mes amis sont souvent psychiatres et ces psychiatres deviennent écrivains, tels Willy Pasini, François Ladame, Georges Abraham... et Pierre Desclouds. On écrit avec l’âme humaine, on crée des images avec l’âme humaine, on l’aime, elle nous effraie souvent, alors on la soigne aussi, on se penche sur elle à l’intérieur des corps.


Et chacun de nous, à sa manière, développe sa propre vision de l’existence, son histoire et son chemin, avec ou sans l’appui d’un psychiatre, de l’écriture, de la création.... Le chemin de Pierre Desclouds est plein d’ironie et d’autodérision, plein de joie aussi. Le passé reste ineffaçable mais “l’avenir est un blues de toutes les couleurs” et tous les espoirs sont permis. Cent Grammes d’Engrammes (Ed. L’Age d’Homme) nous en dit long en très court. A consommer avec modération. Un aphorisme par jour. Car, comme dit l’écrivain, à moins que ce ne soit le psychiatre : “j’ai besoin de mots anti-maux.” Et l’amitié là-dedans ? Elle est comme la psychiatrie : elle se tait, elle laisse venir, se satisfait d’informations parcellaires et elle aussi, sait les mots anti-maux.


Le 2 septembre, Pierre Desclouds expose à la Villa du Jardin Alpin, ce lieu meyrinois presque reculé mais suave dédié aux artistes d’ici, Cent Monotypes et Cent engrammes. Pour lui qui a beaucoup gravé et qui sait que le burin donne le trait le plus fin, les monotypes offrent une plus grande liberté. La plaque de cuivre toujours – mais avec des courbes, des pleins, des couleurs... Un travail de la maturité, un corps à corps avec la matière, et des variations entre secret et ouverture, entre érotisme et effroi, et soudain apparaît le rouge, comme un intrus, la richesse d’une plume à venir. See you there !


Publié dans les Quotidiennes, le 2 septembre 2010

mercredi 1 septembre 2010

Bariq Al Dana - Septembre 2010


Publié dans Bariq Al Dana - Septembre 2010

Art le Présent : L'âge démocratique

10 ans après Art, l’âge contemporain - Une histoire des arts plastiques à la fin du 20e siècle, Paul Ardenne publie une nouvelle étude, Art le Présent, la création plasticienne au tournant du XXIème siècle, relative à l’art des années 1980-2005. Une période pendant laquelle Ardenne, en témoin direct, a fréquenté assidument les oeuvres et leurs auteurs, avant de se mettre à écrire.

Pourquoi un tel ouvrage, avons-nous demandé à Paul Ardenne ? Annoncerait-il en fait l'implosion des formes artistiques et la Fin de l'Art comme d'aucuns annonçaient la Fin de l'Histoire ?

PA : Non il n’y a pas, il n’y aura pas de fin de l’art.

*Et comment pouvez-vous l'affirmer, alors que tant de voix disent le contraire, et pourquoi selon vous n'y a-t-il, n'y aura-t-il pas de fin de l'art ?
PA : Parce que l'art ces dernières décennies a su s’instiller dans les moindres interstices du réel. Parce qu’il s’est arrogé le pouvoir d’extirper, de ce dernier, formes, images, idées. Parce que l’industrie culturelle, aussi puissante soit-elle devenue, ne peut régenter en son tout la création plastique et lui dicter la totalité de ses formes. Parce que l’élasticité même du mot « art » garantit jusqu’à nouvel ordre une prospection de type combinatoire que l’on pressent prolixe et des plus prometteuse. Pas de fin de l'art donc, plutôt son expansion.

* Expansion, qu'entendez-vous par là?
PA : L'infiltration généralisée du réel, la croissance prodigieuse des créations hybrides (art et design, art et mode, art et architecture, art et économie...) ou relevant du « mix » (sampling, technoculture...), une culture en état de flux. L'art prolifère avec une vivacité extrême, prenant des formes que l'on ne peux plus catégoriser, ni en fonction des genres (peinture, sculpture, vidéos, installations, art numérique...) ni en fonction des contenus : c'est cela l'expansion. Comme une métastatisation qui constituerait, non pas une forme mortifère, mais une sorte de cancer de vie.

* Proposez-vous alors que l'art d'aujourd'hui représente une solution possible à l'existence elle-même ?
PA : L'art ne nous installe nulle part si ce n'est dans une représentation sans cesse relancée du monde qui nous entoure. Et comme toujours, il y a une bonne et une mauvaise nouvelle : la mauvaise, c'est qu'il ne faut pas compter sur l'art pour nous dire la vérité du monde, et la bonne, c'est que la vie triomphe, que rien ne s'éteint jamais et que le Phoenix, l'oiseau mythique, renaît encore de ses cendres. Le résultat : une créativité débordante, incontrôlable, se façonnant plus vite que son identification, une création élastique et mutante, variant concepts, méthodes, styles et finalités. L’art adopte un tour protéiforme, il offre une richesse plastique encore jamais connue. Art le Présent essaie d'en fait le tour, au risque assumé de la surabondance des entrées, dans une perspective archéologique plutôt que critique : dire l’art tel qu’il est, et non tel que l’on voudrait qu’il soit.

* Mais où nous conduit-il, l'art, au milieu de ce foisonnement que vous décrivez - il doit bien y avoir une ligne directrice, quelques pistes tout au moins ?
PA : Non. Les arts plastiques relancent l'incertitude symbolique, périment toutes les sortes d'expertises. Moi-même, je ne défends aucune "ligne" dans la culture contemporaine, que ce soit dans l'art plastique ou dans le champ des idées. Je me penche au dessus d'un abyme où tout bouge, je me nourris de l'incertitude même de mes propres points de vue. Je porte un regard panoptique sur la culture entendue comme l'ensemble des représentations humaines, les expressions des valeurs humaines, sur le symbolique.

* Le symbolique ?
PA : Oui. Le champ symbolique m'a toujours intéressé : comment supporter d'exister dans notre civilisation qui est celle du doute, d'un pyrrhonisme impénitent voire militant revendiqué depuis des siècles par l'Occident ?

* Mais dans cette incertitude généralisée, comment positionnez-vous le présent alors, quelle valeur lui attribuez-vous, pour lui consacrer tant d'attention ? Quelle différence par rapport au contemporain - le sujet de votre précédent ouvrage - Art, l’âge contemporain ?
PA : Le contemporain suppose une construction intellectuelle, une définition, un regard distancié, la conjonction d'une adhésion et d'un écart. Le présent en revanche, le présent de l'art en tous cas, on ne peut que s'y fondre. Il nous offre certes une considérable satisfaction vitaliste, mais le surgissement continu qui le caractérise nous empêche d'en extraire un corpus d'idées cohérent. La raison en est la démocratie : chaque individu affirmant la "République du Moi" et se donnant sa propre loi esthétique. Nous sommes dans une idiosyncrasie généralisée, dans le règne de la subjectivation maximale de l'oeuvre d'art. Les oeuvres n'appartiennent plus à des courants, des genres ou des familles mais au sujet. Le sujet réalise sa propre histoire en la reconfigurant, en la disant et la redisant. L'oeuvre d'art devient un travail sur soi - une esthétique trop personnalisée pour être catégorisée, pour être définie. C'est cela, le présent de l'art. Nous sommes entrés de plain pied dans l'âge démocratique de l'art.

* Mais dans cet âge-là, que devient alors le rôle du critique ?
PA : Le critique aujourd'hui doit penser l'art comme une énigme définitive et oublier tout dogmatisme. L’œuvre d’art est un objet flexible, mutant, moins soucieux d’enraciner une forme que d’accompagner le flux perpétuel des choses. Et ce mystère de l'indéfinition, c'est très précisément ce dont l'expertise aujourd'hui ne peut plus donner de définition. Certains objets d'art sont devenus tellement indéfinissables que c'est cet indéfinissable même qui devient la définition de ce qu'ils sont. Alors dans cette situation, une critique qui erre c'est une bonne nouvelle... et dans cette errance, il faut une grande humilité, l'humilité du travailleur de fond. Il faut accumuler beaucoup de données, le champ d'investigation ne saurait être circonscrit, cela surgit, sans cesse, comme disait Heidegger et on ne peut pas arrêter ce flux-là, un flux tendu, chaque chose étant remplacée par la suivante avant même qu'elle n'ait pu être intégrée dans un schéma. Oui, il faut se mettre dans une position d'humilité, voire d'échec : le travail du critique d'art, d'écrivain sur l'art, non seulement est faillible, mais il a failli.

* Vous voulez dire qu'écrire sur l'art au présent, c'est travailler en position d'échec ?
PA : Oui, c'est forcément un échec, parce que vous ne pouvez pas parler de tout, de tout le monde, vous n'avez jamais rendu hommage à tous les artistes qui le mériteraient y compris ceux que vous citez mais que vous expédiez parfois en une ligne... Il faut accepter de faire un mauvais travail, un travail inabouti, mais tout en se disant que si on ne le fait pas, ce travail-là, c'est pire encore, parce que le nihilisme fait le lit de la barbarie. Il faut donc écrire sur l'art et l'intégrer dans la vie par l'écriture.

* Et le commissaire d'exposition alors, a-t-il encore un rôle à jouer, dans cette incertitude, dans ce foisonnement, dans ce flux perpétuel, dans ce surgissement continu dont vous parlez ? L'exposition n'est-elle pas la meilleure manière de parler des oeuvres ?
PA : Dans le monde commissarial, mes idoles sont les fourmis. Pour faire à peu près correctement ce type de travail, il faut accompagner l'art vivant, il faut une présence de tous les instants sur le territoire de l'art contemporain, il faut être un acteur de cette scène au moins en tant que témoin, il faut aller voir la réalité des faits et leur densité. Des fourmis dans ce sens-là ? Didier Ottinger à Beaubourg, par exemple. Ou encore Bernard Blistène. De fortes individualités au service des artistes, très au fait de ce qu’ils font, modestes avant tout. Ceux-là travaillent longtemps avant de se lancer dans un projet commissarial. Pour moi, c’est cela, fondamentalement, le travail du commissaire en art contemporain. L’attention, le respect et le retrait.

* Mais pour être pleinement acteur de cette scène, ne faut-il pas être artiste aussi, créateur - ou peut-on se contenter d'écrire sur le travail des autres ?
PA : L'écriture est une forme créative. La mienne est polygraphique. Que vous soyez artiste ou écrivain, votre vie entière se confond avec le projet créatif, il n’y a pas de distinction. Vous vous endormez en pensant à ce que vous allez faire ou écrire, vous regardez toute chose en pensant à ce que vous voulez faire ou écrire. Vous êtes constamment dans cette position-là. Si les arts plastiques sont aujourd'hui la forme créative symboliquement la plus active, l'écriture permet, elle, la formalisation de la trace et contribue à l'insémination, à la dissémination, à la diversification. Ecrire sur l'art est aussi pour moi une manière de m'élever contre les gens qui dénigrent l'art contemporain, qui n'y accordent de l'intérêt que quand il y a scandale ou pseudoscandale, qui parlent du "n'importe quoi" de l'art d'aujourd'hui. C'est important de dire que non, que ce n'est pas le cas. Que l'art est aujourd'hui labile, fluctuant, mutant, et que l'irruption de la civilisation numérique, en termes de dynamique, va littéralement faire exploser cette instabilité du champ de la création plastique. Cette prolifération, c'est la vie. Ce n'est jamais "n'importe quoi". Bien au contraire, c'est l'accomplissement de l'âge démocratique de l'art.

Propos recueillis par Barbara Polla