jeudi 1 mars 2007

Mädchen in Uniform : Hertha Thiele, la fascination

« L’homme est un regard désirant qui cherche une autre image derrière tout ce qu’il voit »
Pascal Quignard


Depuis toujours, le peintre aime l’icône, passionnément et sans retour possible. Hertha est morte, disparue depuis longtemps, elle a vécu sa jeunesse des années avant que lui-même ne prenne forme au monde. Et pourtant, il aime tout d’elle, sa jeunesse, sa blondeur, son effronterie et sa rigueur, ses yeux de cristal souvent mouillés de larmes, mais aussi sa vieillesse, ce même port de tête encore altier, son adieu au territoire des vivants, alors qu’elle avait déjà quitté, longtemps auparavant, celui des Allemands. L’artiste éprouve pour Hertha cette fascination absolue qui nous tord le cœur d’une souffrance à nulle autre égale mais dont on redemande toujours, encore et encore. Fascination pour l’amour que l’actrice exprime sans retenue: dans Mädchen in Uniform - le premier film de l’histoire du cinéma européen à raconter une histoire d’amour entre deux femmes - la jeune Hertha est follement éprise de sa professeure. Fascination pour son histoire aussi: le succès de Mädchen in Uniform, les conflits personnels de la jeune star blonde et très désirable pour un régime à la recherche d’icônes, sa disparition en Suisse, puis son retour en Allemagne, à presque 60 ans. Après des années d’éclipse, une brève réapparition, puis la mort.

Depuis toujours, le peintre aime l’icône, depuis que lui-même a pris forme dans cette fascination à laquelle il ne saurait ni ne voudrait résister. Pour se rapprocher d’elle, le croisé quitte son pays, traverse les océans, s’installe en Allemagne lui aussi et dessine et peint avec obsession les portraits de celle qu’il ne rencontrera jamais en chair et tente de comprendre, de circonscrire, de représenter ces moments souvent élusifs où l’actrice le touche au plus profond.

Et comme Hertha n’est plus là, même à Berlin, il va chercher dans les livres, parce que, comme disait Chalamov, « les livres sont notre immortalité ». Le seul livre consacré à Hertha est épuisé depuis longtemps, mais rien n’arrête le peintre dans sa croisade. Certes, il mettra des années à retrouver sa trace. Mais une fois cette étape franchie, le livre entre les mains, il se met sans délai à recouvrir les précieuses pages du grimoire de ses propres dessins, de ses portraits, de ses photographies dont il dessine lui-même les négatifs. Il recouvre aussi des pages et des pages de plages vides, comme effacées ou au contraire, soulignées par des traînées d’aquarelle diluée étalée au gros pinceau : les vides de l’existence de Hertha, toutes ces années inaccessibles, perdues dans la nuit du monde pendant lesquelles elle n’a pas joué dans la lumière des projecteurs. Le livre devient ainsi Second book, le coeur même de l’histoire. Le livre dans le livre. Pour mieux le lire, il l’agrandit et le développe dans l’espace, en négatif encore. Il le colle sur les murs, ouvert page après page. Et Hertha, reprend vie sur les parois : tout à la fois adolescente, femme, femme âgée - écolière, nonne, séductrice – homme et femme. Et l’on ne sait plus très bien, s’il s’agit de portraits, ou d’autoportraits. Le peintre s’est approprié sa créature au point qu’ils se ressemblent désormais comme frère et sœur. Il l’a fait sienne, non dans sa chair, mais par l’image et le peintre et son modèle se fondent éperdument dans l’apparence. Et ce n’est plus seulement un livre qui dévoile ses pages sous nos yeux, c’est un film à nouveau, avec ses séquences, ses plans, ses coupes, qui s’imprime désormais sur la rétine et dans l’âme du spectateur qui aimerait, lui, tout garder, et re-garder: le film de la vie.

Publié dans Nuke, 1er mars 2007.

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