mardi 6 octobre 2009

La vie les yeux ouverts

De Larry Sultan on pourrait dire qu’il a « réussi » : n’est-il pas reconnu dans le monde de la photographie comme dans celui des galeries, auteur de livres singuliers, professeur admiré des ses élèves du California College of the Arts. Mais Larry Sultan, lui, préfère ses paradis perdus à celui de la soi-disant réussite, ces paradis dans lequel il a grandi et qu’il n’a jamais voulu quitter, occupé à scruter sans répit la vie elle-même derrière le mythe de cette Californie jardin d’Eden, nouvelle Méditerrannée, « american dream come true ». Seul le travail peut consoler - et encore - le jeune homme que Sultan est resté de l’humiliation du monde qui transparaît dans toutes ses images, au point qu’elle finit par en devenir la substance même. Chaque clic soulève un peu plus le voile sur les réalité familiales, sur celles de la Californie, sur l’irrémédiable déclin. Mais ce que découvre Sultan en photographiant ne le conduit jamais à détourner son regard - ni le nôtre - bien au contraire, ce qui apparaît sous le voile confirme notre fascination partagée pour cette nausée doucereuse de la réalité déguisée en beauté.

Remarquable, entre autres, la capacité de Sultan à tisser ses références multiples, littéraires, bibliques, cinématographiques, familiales, et sa conscience de l’actualité sociopolitique, au creux d’histoires riches de détails et de la texture du présent. La tension est constante entre les mythes et les faits. Remarquable aussi sa capacité à produire des images séduisantes – bien au-delà du raisonnable. Remarquable encore, l’usage de la couleur comme grande réconciliatrice. Remarquable enfin, la prise de risque : Sultan, photographe, auteur, artiste, s’engage les yeux ouverts dans les territoires interdits de la pornographie, du vieillissement, de l’humiliation, des mythes défaits des banlieues californiennes, de l’amour malgré tout de cette famille qui lui permet d’explorer sans jamais arriver à satiété, son enfance, ses propres obsessions, sa sexualité adolescente en contrepoint de la violence des scènes familiales dans la cuisine de la maison : Pictures from home, artéfacts d’un paradis illusoire de pelouse de golf et tapisserie fleurie. Manipulateur sans scrupule de la réalité poignante des autres qui deviennent ses acteurs consentants malgré eux, mais toujours respectueux et fidèle à son propre imaginaire qu’il continue avec acharnement d’essayer de cerner, Sultan nous livre la déréliction humaine comme des marguerites jaunes dans un vase somptuaire. Plus nue la fragilité, plus éclatante la servilité, plus solitaire la dérive : plus belle sera la lumière. Parce que la vraie vie est perméable à la lumière. Les yeux ouverts, au plus vite, Sultan nous transmet, dans la joie de pouvoir voir, des images, encore, encore, encore avant la nuit.


Barbara Polla et Stephen Vincent


Publié dans Crash, Octobre 2009

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