lundi 1 février 2010

Grand apocalypse écologique ou fin de la guerre de tranchées ?

A Lucerne, les 16 et 17 janvier, Peter Stettler, spécialiste du "savoir hybride", a organisé une nouvelle fois la Biennale suisse de Science, Technique et Esthétique, cette année sur le thème "Le Grand, le Petit et l'Esprit humain" et invité, comme à son habitude, les plus grands spécialistes d'univers très différents - savoir hybride oblige. Réussir à chaque fois à réunir plusieurs centaines de personnes sur un thème de cette envergure, l'un des secrets bien gardés de Stettler !

Mais alors que, par le passé, Stettler avait abordé des thèmes hors du temps comme celui de la physique quantique - ou de l'esthétique des liens - en cette année 2010 il n'aura malheureusement pas su résister à l'incontournable bien-pensance de la fashionaria écolo-durable. Ou quand Margaret Wertheim, ex-physicienne australienne recyclée historienne de la physique à Los Angeles, se lamente de voir que des chercheurs forcément fous dépensent l'argent des contribuables pour trouver la TOE (Theory Of Everything) alors que cet argent devrait évidemment être investi pour l'avenir de la Planète. Comme si démocratie voulait dire : les penseurs éclairés (ceux de l'écologie donc) expliquent au peuple ce que le peuple doit dire aux chercheurs de chercher... La liberté de la recherche ne pèse pas lourd face à l'apocalypse promise selon Wertheim.

A l'opposé de cette apocalypse obligée, un autre exégète de la science, John Horgan, a évoqué quant à lui la fin de la guerre. Possible ou impossible ? Dans un premier temps, Horgan a utilisé, pour explorer cette question, une approche "épidémiologique" et pragmatique : le questionnaire. Les réponses de l'immense majorité des personnes interrogées auraient pu sembler sans appel : "la fin de la guerre est impossible, la guerre est inscrite dans nos gènes, elle fait partie de l'humain". Mais pour Horgan, qu'à cela ne tienne ! Il change son fusil d'épaule et choisit alors l'approche anthropologique. Non, l'humanité n'a pas toujours été affligée par la guerre - pourquoi ne pourrait-elle donc pas s'en passer à l'avenir ? Horgan souligne que comme pour toute chose, si l'on veut vraiment qu'elle arrive, il faut commencer par la dire possible. Et de regretter avec nous que le Président Barak Obama, Prix Nobel de la Paix 2009, n'ait pas osé affirmer cette possibilité.

Mais quels sont donc les mécanismes qui nous empêchent aujourd'hui de penser que la fin de la guerre est possible ? Mécanismes économiques, financiers et politiques, certes, mais aussi mentaux, suggère Horgan. Pourquoi les soldats de retour du Golfe, d'Irak ou d'Afghanistan n'ont-ils de cesse de vouloir reproduire leur vécu, fût-ce par des jeux, plutôt que d'être porteurs de la fin de la guerre ? Diverses possibilités psychologiques furent évoquées, mais en oubliant le rôle probablement énorme de l'esthétique de la guerre : esthétique des machines, des costumes, du feu, des cieux enflammés, des explosions. Une esthétique politiquement incorrecte qui manque de ce fait même de l'analyse qu'elle nécessite impérativement, si tant est que la fin de la guerre reste un objectif au moins aussi désirable que sa poursuite.

Michel Bitbol, docteur en médecine et en physique, directeur adjoint du Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée (CREA), reprendra quant à lui son concept de "tache aveugle" de la connaissance, similaire à la tache aveugle de notre vision : notre ignorance de la conscience ou, après Edgar Morin, notre inaptitude à penser ce que nous savons. Bitbol suggère que ce dont nous avons le plus besoin aujourd'hui, ce n'est plus tant de théories, que d'un "faire" - la science notamment, mais aussi la politique - qui remette l'individu au coeur de son savoir.

En conclusion, le Grand, le Petit et l'Esprit humain ? Le petit : ce que peut faire l'homme. Le grand : ce que peut faire l'homme. L'esprit humain : ce qui nous permet, parfois, de passer du petit au grand. Deux exemples ? Robert Badinter a fait abolir la peine de mort en France ; Franco Basaglia a fait fermer les asiles psychiatriques en Italie. Ni l'un ni l'autre n'a agi seul, mais ces hommes-là ont contribué de façon essentielle à un "faire" différent. Un troisième exemple ? Une armée de Badinters et de Basaglias à l'assaut de cette tache aveugle qu'est la guerre, s'appuyant en toute liberté sur une analyse soigneuse des mécanismes d'entretien, y compris esthétiques, de cette menace permanente d'apocalypse que représente la guerre. Pas excatement celle de Wertheim mais apocalypse quand même.

Publié dans l'Agefi, le 1er février 2010

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