dimanche 20 juin 2010

Les Tables de Rorschach du XXIème siècle : une femme invente

Aujourd'hui, j'ai envie - en vie... - de vous raconter l'histoire d'une femme hors du commun. Une histoire qui est loin d'être finie, car elle est en train de s'écrire : Luciana Russo est vivante, bien vivante ! - et son avenir est devant elle, même si elle fête ses quarante printemps ce mois de mai, à Turin, où elle est née. D'elle-même elle dit qu'elle est polyédrique. Vous ne la connaissez pas encore, mais vous la connaîtrez bientôt. Car voilà une femme qui invente. Qui invente sa vie au quotidien - polyédrique donc - mais qui invente, aussi et surtout, une nouvelle approche de la psychothérapie qui évoque immédiatement les Tables de Rorschach. Dans quelques années, on parlera des DVD de Russo !

Les Tables de Rorschach ? Il s'agit d'un formidable outil d'évaluation psychologique de type projectif élaboré par le psychiatre et psychanalyste Hermann Rorschach en 1921, qui consiste en une série de planches sur lesquelles sont dessinées des taches symétriques et qui sont proposées à la libre interprétation de la personne évaluée. Les réponses fournies serviront à évaluer sa personnalité sur la base de critères désormais parfaitement codifiés par les psychothérapeutes.
Luciana Russo utilise depuis quinze ans, quotidiennement, les Tables de Rorschach. Elle obtient d'abord une maturité scientifique et diplôme de piano (mathématiques et musique résonnent dans des régions cérébrales proches), puis poursuit des études de psychothérapie et se spécialise en psychothérapie familiale avec une orientation dite systémique (globale). Sa thèse en psychologie porte sur le test de Rorschach, qu'elle applique en particulier pour l'évaluation de jeunes adultes psychotiques.
Mais Luciana Russo est aussi passionnée d'art, depuis toujours. Proche notamment de Marina Abramovic ou de Vanessa Beecroft, des artistes qu'elle rencontre, qu'elle soutient, qu'elle collectionne, et aux performances desquelles elle participe avec joie. Il y a cinq ans, elle installe dans son cabinet de psychothérapie une grande oeuvre lumineuse de l'artiste Robert Gligorov : La bonne nouvelle. Une photogaphie si troublante et si évocatrice, que spontanément, au début de chaque consultation, les patients vont lui en parler, d'une manière à la fois très diversifiée, singulière, mais aussi reconnaissable pour qui connaît comme Russo l'âme humaine. Luciana Russo se met alors à consigner systématiquement ce que les patients lui disent, et à organiser ces témoignages en fonction des diagnostics.

Russo se tourne ensuite vers la vidéo : la vidéo d'art, reflet artistique peut-être le plus significatif de notre temps, l'image mouvante, le son, l'histoire suggérée, la situation symbolique évoquée... Pendant le Festival de film de Turin, elle ferme son cabinet et s'enferme dans les salles de cinéma pendant dix jours pour visionner en continu des dizaines de films. Sa collection de vidéos d'art est d'une grande richesse. Pour les visionner avec ses patients, en général dans le cadre de ses psychothérapies familiales, la psychothérapeute va choisir celles qui l'ont elle-même le plus touchée - voire, qui l'ont fait pleurer, car la jeune femme pleure volontiers lorsque l'émotion l'étreint. A un couple qui souffre d'amour-haine et de dépendance réciproque, elle montrera ainsi Glima, de Masbedo ...

Non contente d'avoir inventé une nouvelle approche de la psychothérapie, qu'elle a baptisée Videoinsight® et dont elle va détailler les applications et les résultats dans plusieurs ouvrages en cours de préparation, Luciana Russo va ouvrir à Turin un espace culturel du même nom, Videoinsight, un espace dans lequel elle va montrer oeuvres et vidéos d'art et élargir le cercle des personnes à qui elle montre ces vidéos au public tout-venant de Turin et d'ailleurs. Comme si nous étions tous ses patients. C'est vrai qu'elle dit volontiers "je n'ai pas eu d'enfants. Mais j'ai eu tant et tant de patients, des jeunes psychotiques, des familles, de tout...".

L'art et la vie, l'art est la vie - et Luciana Russo leur invente de nouvelles rencontres.



Libre Livre Boris Cyrulnik, Je me souviens...


Le merveilleux auteur d' "Un merveilleux Malheur", l'inventeur de la résilience, parle de lui pour la première fois. Celui qui comme psychiatre a tant écouté, tant reconstruit, nous dit : "C'est dur de dire à quelqu'un "Voilà ce qui s'est passé, voilà ce qu'a été ma vie. Moi, ça fait soixante quatre ans que je n'ai rien pu dire. C'est la première fois que je le fais."

Quatre vingt pages d'émotion contenue ; quatre-vingt petites pages qui ne sont une suite de perles, d’enseignements, à prendre tels quels. Où l'on comprend la différence entre les coups et l'humiliation : la douleur des premiers passe, la douleur de la seconde est rémanente. Où l'on comprend pourquoi et comment Cyrulnik est devenu éthologue : "tous les enfants en carence affective fonctionnent ainsi : ils surinvestissent la poésie du monde vivant, les insectes, les plantes, les animaux...". Moi j'ai eu la chance de préférer toujours les hommes aux arbres et de pouvoir être relativement indifférente aux animaux. Quatre-vingt pages qui vous donnent envie d'aller embrasser l'auteur - même si on l'a déjà fait pour la résilience, on voudrait encore, pour la beauté, pour la représentation.

"C'est difficile de s'adresser à quelqu'un pour expliquer ce que l'on a vécu. Mais si on le fait par le biais de l'oeuvre d'art, par le détour du film, de la pièce de théâtre, de l'essai philosophique ou du travail psychologique, vous devenez le tiers dont vous pouvez parler."

"A ma sortie de la synagogue, je suis arrivé devant la porte. Elle était ouverte et je garde, là encore, un sentiment de grande beauté de cette porte ouverte, parce qu'il y avait dehors un soleil éclatant et que c'était le symbole de la liberté."

"Si j'ai seulement des images comme souvenirs, c'est parce que dans le même temps, j'ai vécu des émotions et qu'elles ont été déniées, refoulées. Il ne me reste alors que les images..."

"De l'émotion qu'on éloigne, on fait une représentation." C'est ce processus "qui met l'émotion à distance et permet d'être maître de la situation. On fait ainsi un travail de résilience."

"Beaucoup d'enfants abandonnés me confirment qu'ils étaient toujours à l'affût de la beauté, même au milieu des pires atrocités."

La beauté de l'image, qui révèle celle de la vie. La beauté de l'image, qui en vidéo, permet aux patients de Luciana Russo de dire qui ils sont, de devenir ce tiers dont ils peuvent parler, d’élaborer la représentation de leur propre histoire.




Publié dans l'Extension, juin 2010

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