jeudi 15 juillet 2010

Ugo Rondinone : l’art de voir les sons et de montrer le silence



Ugo Rondinone est l'un des artistes suisses les plus émouvants. Celui que l'on appelle parfois "le clown" - car en Suisse seuls les clowns sont émouvants - est un poète de vie, comme tous ceux qui savent habiller de magie le quotidien le plus banal sans oublier la souffrance que cet exercice inflige. Sa dernière grande exposition, La nuit de Plomb (2010, Aarau), fait référence à un roman dans lequel le héros, au cours d'une de ces nuits de plomb que nous vivons tous parfois, se rencontre soi-même, mais un très jeune soi-même qui se serait comme arrêté dans le temps. Une rencontre personnalisée, dans l'exposition, par une empreinte de la main de l'artiste, trace de sa singularité et de son unicité.
Mais Rondinone n'est pas seulement un clown et un poète, il est aussi un maître en synesthésie. Il sait nous faire entendre les formes et voir le silence. Ecoutez ses grandes toiles, peintures du cosmos que l'artiste réalise avec de la terre qui, une fois balayée, laisse place aux constellations ; des constellations qui semblent crisser sous nos dents comme de petits cailloux laissés par la terre dans notre bouche, des constellations qui ouvrent pour nous la porte du cosmos, une porte qui, elle, ne grince pas... Les sons se laissent voir, et le silence aussi. Nous ne serions pas surpris d'apprendre qu'Ugo Rondinone, comme Vladimir Nabokov et sa famillle, est atteint de synesthésie.

La synesthésie ? Des Correspondances de Baudelaire en passant par une aventure new age dans les années 1960, elle est devenue, dans les années 2010, une caractéristique génétique parfaitement codifiée: chromosome X3, une personne sur 23. Il existe 152 types différents de synesthésie, la plus fréquente étant est la vision colorée des chiffres. La "vraie" synesthésie (par rapport à celles induite par certaines drogues) est involontaire, automatique, chargée d'émotions, souvent associée à des capacités sensorielles supérieures et une grande intelligence, une mémoire au-dessus de la norme, parfois des déséquilibres des capacités cognitives tels que dyscalculie ou allochirie, et une tendance à bénéficier d’expériences extraordinaires comme les clairvoyances précognitives, les sentiments de présence, les rêves prémonitoires. Les synesthésiques dissimulent le plus souvent leurs perceptions particulières, de peur d'être pris pour hallucinés... mais dans un métro ou un restaurant bondés, pour sûr il y a au moins un synesthésique ! Et Ugo Rondinone pourrait bien être de ceux-là, lui qui a l'art l'art de montrer les sons, leur convergence vers le silence, ou leur absence : alors que le clavecin oculaire du père Castel (1688-1757) - l'un des pères de la synesthésie - permettait aux sourds de voir la musique - les peintures de Rondinone nous font voir le silence.

Selon Castel : Il ne s'agit pas de réveiller simplement l'idée de parole et de son par des caractères arbitraires et imaginés, tels que sont les lettres de l'alphabet ou les notes de musique ; mais de peindre ce son et toute la musique dont il est capable ; de les peindre, dis-je réellement, ce qui s'appelle peindre, avec leurs propres couleurs ; en un mot, de les rendre sensibles et présents aux yeux, comme ils le sont aux oreilles de manière qu'un sourd puisse jouir et juger de la beauté d'une musique...
La synesthésie se heurte souvent à des critiques rationalistes. La plus intéressante : celle qui veut que les sons s'inscrivent dans l'étendue des temps alors que les couleurs s'inscrivent dans celle des espaces. C'est là que le travail de Rondinone sur le silence du ciel prend toute sa dimension spatio-temporelle, réfutant d'un même tenant les quatre impossibilités du clavecin oculaire du père Castel : la première, d'ordre physique, celle de l'impossible correspondance des longueurs d'ondes de la lumière et du son; la deuxième, celle de la spécificité de perception ; la troisième, celle du symbolisme différentiel des couleurs et des sons ; et la quatrième, de l'ordre de la composition plastique ou musicale. L'œuvre d'art n'est pas une suite d'éléments juxtaposés ou successifs. Elle est une forme composée, finie, unique, en partie ineffable et par définition intraduisible. Le silence est absolu. Et la musique, son contrepoint sonore...
Le silence nous fait entendre l'infini, la représentation du cosmos nous fait voir le silence.
Ugo Rondinone, 1962, vit et travaille à New York. Carte blanche de Marc-Olivier Wahler pour le Palais de Tokyo en 2007 (Third Mind), Rondinone faisait partie de la sélection pour le Pavillon suisse à la Biennale de Venise la même année. Ses pièces portent pour titre des nombres impossibles. Il est peut-être synesthésique.


Publié dans Citizen K, été 2010

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