jeudi 23 avril 2009

Kris par écrit

La Genevoise Barbara Polla sort la biographie imaginaire et documentée d’un des plus grands designers de mode actuels: Kris Van Assche, le directeur de Dior Homme. Feuilletage avant une exposition

Pousser la porte d’une vie qui ne vous regarde pas. La regarder, justement. La scruter comme on visiterait un appartement quand son propriétaire, qu’on aime, n’est pas là. Feuilleter ses livres, ouvrir des tiroirs. Lire ses lettres, pourquoi pas. Caresser ses draps, bien sûr. Rêver, réfléchir. Et puis aller voir les voisins, leur poser des questions. Et puis repartir en laissant la porte ouverte. Et puis retrouver le bruit de la rue en ayant appris deux ou trois choses sur la nature de son affection. Et si peu sur le mystère de ceux qu’on aime.

C’est un peu ce qu’a fait Barbara Polla. La Genevoise qu’on connaît comme médecin, chercheuse, ancienne conseillère nationale, multitaskeuse et directrice de la galerie Analix Forever, publie un beau livre intitulé Kris Van Assche, Amor o muerte*. L’ouvrage sort pour le Salon du livre. Illustré notamment par des dessins originaux d’Andrea Mastrovito, il a été mis en forme par le directeur artistique du magazine Crash, Frank Perrin. Tout cela précédant une exposition de Kris Van Assche et Andrea Mastrovito, en mai**.

Kris Van Assche, lui, est né le 12 mai 1976 à Londerzeel, en Belgique, dans le Brabant flamand. Il est aujourd’hui l’un des cinq designers de mode masculins les plus influents de la planète puisqu’il dirige la maison Dior Homme.

Justement, comment devient-on quelqu’un d’exceptionnel quand on est né à Londerzeel, autrement dit entre nulle part et n’importe où? s’est demandé Barbara Polla. La question a donné ce livre singulier et élégant, qu’on a beaucoup aimé, qui avance un pied dans l’enquête de personnalité, un autre dans l’imagination, la tête à la verticale du cœur. Interview.

Le Temps: Pourquoi Kris Van Assche, pourquoi lui et pas un autre homme?
Barbara Polla: Parce que c’est quelqu’un que je trouve exceptionnel, non seulement par son talent mais encore dans sa manière d’être. Parce qu’il possède un don de concentration et une détermination rares mais aussi une capacité de légèreté. Il faut dire que je connaissais Kris depuis quelques années: il a déjà exposé deux fois chez Analix Forever. En juin dernier, à Paris, je suis sortie très émue de son défilé pour Dior Homme, et l’idée de ce livre s’est imposée à moi, dans la rue. Je lui en ai parlé. Il a ri, il m’a simplement demandé si cela ne m’ennuyait pas d’écrire un livre que personne ne lirait. J’ai commencé par aller voir la maison de son enfance, sa grand-mère, j’ai rencontré ses profs, puis le créateur qui est son modèle, Dries Van Noten. J’ai squatté son bureau pendant ses vacances. J’ai beaucoup inventé, ou j’ai cru que j’inventais – parfois j’ai vu juste.
Il m’a laissé faire.

– Et maintenant?
– Souvent, les «biographés» finissent par détester leurs «biographeurs». Avec Kris, c’est le contraire, nous sommes devenus plus proches et avons plusieurs projets communs. Mais il est vrai que cette histoire aurait pu tourner à la catastrophe. Moi, j’aurais détesté que l’on me fasse un coup pareil!

– Pourquoi?
– Parce que c’est une fantastique intrusion dans l’intimité d’autrui.
– C’est un livre impudique.
– Non, la part d’impudeur y est petite, très petite.
– Mais c’est un livre sur Kris Van Assche ou sur vous?
– La base, c’est Kris, son exigence de liberté qui est si palpable dans son travail, dans ses défilés. Mais ce livre, comme mon précédent et mon prochain, porte aussi sur le même thème: la possession de l’autre. Comment l’autre, à un moment donné d’une relation, vous appartient parce que vous l’aimez vraiment, parce que vous êtes curieux, passionné. L’amour change ce qui est aimé. Comme le regard change ce qui est regardé. Et puis, derrière ce livre, il y a mon intérêt pour les hommes en général ainsi que pour le vécu homosexuel. Finalement, ce livre, c’est aussi comment, en racontant un homme que j’aime, la qualité «homme» est devenue une part de moi-même. Une manière d’approcher le masculin.

– Qui est Kris Van Assche pour vous?
– Quelqu’un de déterminé, créatif, profond, drôle. Solitaire.

– Et où l’imaginez-vous dans 10 ans?
– Ailleurs.

– «La beauté sauvera le monde». Au début, vous reprenez cette phrase de Dostoïevski. Vous croyez vraiment qu’une chemise parfaite ou une œuvre d’art peuvent sauver le monde?
– C’est l’une de mes convictions, et aussi celle de Kris. Comment sauver le monde autrement qu’en lui donnant une forme? La seule façon de vivre avec le noir de l’existence, avec toutes les choses tragiques qui se passent partout, c’est la mise en forme. Et cette forme, il faut la chercher continuellement. On peut le faire dans une galerie, par l’écriture, la pensée, l’architecture, la mode. C’est une vision cosmétique du monde. En grec, le «kosmos», c’est d’abord l’ordre, la beauté, la primauté de la forme. Ce concept de «beauté globale» dont je parle souvent, ce n’est pas que du blabla. C’est un concept que l’on retrouve derrière les défilés de Kris, l’idée d’habiller les hommes, de les rendre beaux. Pour sauver le monde.



Publié dans Le Temps, jeudi 23 avril 2009
* Kris Van Assche, Amor o muerte, Barbara Polla, L’Age d’Homme,

140 pages.
** Poète en grève, exposition Kris Van Assche, Analix Forever, Genève, dès le 14 mai.

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