vendredi 16 avril 2010

Juliette ou l’émotion

Juliette Binoche était à Genève début mars, vous l’avez peut-être croisée, à la gare Cornavin, au Grütli, ou admirée en direct dans Mise au Point, le dimanche sept mars.

Juliette, une actrice formidable, «discrète, magnétique et audacieuse», dit-on d’elle. Une femme plurielle, poète et dessinatrice, auteur de In Eye, un recueil de portraits et de textes pleins de force et de finesse, Juliette assumant allégrement le risque majeur de chercher à exceller dans d’autres domaines que celui dans lequel elle a été consacrée au plus haut niveau: le cinéma. Juliette aux sept vies, danseuse aussi, transformatrice d’énergie à tous niveaux, femme corps et âme, intellectuelle, qui pour jouer Marie-Madeleine par exemple étudiera avec la plus grande attention les représentations du féminin dans la Bible, arrivant à la conclusion que «le féminin n’est jamais soumission» - et se passionnera pour l’individualité: «un des messages du Christ, dit-elle au détour d’une conversation, c’est que l’amour n’est jamais collectif.»

Juliette veut changer le monde
Une femme qui porte en elle l’exigence même, l’exigence d’être, le féminin présent, tout en affirmant «Nous sommes tous des hommes». Une femme engagée enfin, pour mille causes, et notamment pour la culture. «Binoche veut changer le monde» titre Le Parisien en mai 2009. Oui elle veut changer le monde, avec intelligence et modestie, en s’engageant au cœur même de ses multiples compétences: le cinéma. Pour le cinéma, elle cherche constamment la qualité intérieure, dans les profondeurs d’elle-même, l’authenticité, cette lumière dans les yeux de l’actrice qui nous donne envie de la regarder face à face encore et encore; grâce au cinéma elle devient miroir, et nous retrouvons en elle quelque chose qui dans la magie de la salle de spectacle nous appartient désormais autant qu’à elle-même.

Vecteur d’émotion
Le cinéma, donc, vecteur d’émotion. L’émotion: ce qui nous émeut, nous meut, nous met en mouvement. Rien d’aussi partagé ni d’aussi personnel que l’émotion: l’émotion qui nous lie et nous distingue, comme nous lient et nous distinguent notre corps, notre existence à l’intérieur de lui, nos angoisses, nos maladies, nos continuelles négociations avec nous-mêmes. Vecteur d’images et de cultures aussi. De cultures, au pluriel. Car la Culture ne saurait se résumer à une culture. Et c’est là que veut intervenir Juliette: elle qui est d’ores et déjà à la fois française et américaine veut aussi entendre la voix de l’Afrique, et voir ses images. «Quand nous parlons de l’Afrique, c’est toujours notre propre voix que nous entendons, les films sur l’Afrique parlent de ce que l’Occident pense, décide...». Alors, quand Abderrahmane Sissako lui demande de devenir vice-présidente de son association, «Des Cinémas pour l’Afrique», dont l’objectif est de promouvoir le cinéma africain en Afrique même et au-delà, elle n’hésite pas une seconde. Pour que l’Afrique se raconte elle-même, davantage, avec ses propres mots, sa propre voix. Et Juliette Binoche s’engage, encore, corps et âme... vient à Genève, donne d’elle-même sans compter, soutient la campagne de l’association en mettant en vente symboliquement, un à un, les fauteuils de la salle Soudan Ciné, le cinéma mythique de Bamako, fermée depuis quatorze ans, afin de réhabiliter cette salle qu’elle veut voir redevenir ce haut lieu de diffusion du cinéma en Afrique de l’Ouest qu’elle était. Ce n’est bien sûr que l’une des actions de l’association «Des Cinémas pour l’Afrique», qui souhaite fondamentalement, selon Juliette Binoche, «créer un autre lien avec l’Afrique en donnant la possibilité à de jeunes africains de devenir cinéastes, afin qu’ils se réapproprient leur voix, leur pensée, leurs images et représentations du monde et puissent les exprimer à travers leurs films. Et participer ainsi à une action qui n’est pas seulement matérielle, même si elle passe notamment par la (re)construction de salles de cinéma, mais une action intérieure». L’action intérieure, mue par l’émotion et relayée par des actions concrètes par cette magicienne de la transformation qu’est Juliette Binoche. Pour qui le cinéma est, au-delà du travail intense qu’il suppose, une respiration, une nécessité.

L’équilibre du présent
Oui Juliette Binoche change le monde, ou pour le moins l’infléchit, en direction de l’émotion. La démocratie de demain sera plus individualiste que populaire, une démocratie de l’émotion, valorisant l’individu et sa singularité. Les années 2010 seront émotionnelles ou elles ne seront pas. Juliette, elle, parle des années de l’équilibre. L’équilibre du présent: «Si on regarde trop le passé ou l’avenir, on se pose souvent de fausses questions. Il ne faut pas trop regarder ni en arrière ni en avant. Si on est constamment dans le présent on est dans le vrai possible de la vie.».

Pour plus d’informations:
www.cinemasforafrica.com



Libre livre
Raisonnable et humain ? d’Axel Kahn


«Sois raisonnable et humain», écrivait le père d’Axel Kahn dans son testament. Raisonnable et humain? (Editions Nil, Paris, 2004), avec raison, pose des questions plutôt que d’apporter des réponses. L’humain ne saurait être qu’en forme de point d’interrogation: quel est le sens de l’existence, quel est le destin de l’humanité? En se posant ces questions, Axel Kahn esquisse son propre chemin, de manière souvent très émouvante, à la fois retenue, explicite et amoureuse: Axel Kahn, un amoureux de la vie, de la liberté, et des femmes. La liberté de l’humain face à ses choix, face à la mort et face à la vie. Et bien sûr, face à la science! Eloge de l’humain (qui seul peut être inhumain), de sa singularité, éloge de la Culture, éloge des femmes aussi.

Puissance féminine
Dans Raisonnable et humain? Axel Kahn parle ainsi de la «puissance féminine». Selon Spinoza, la puissance, émotion joyeuse, donne et rayonne; le pouvoir par contre, émotion triste, prend à l’autre pour s’établir. J’aime qu’Axel Kahn, avec qui j’ai eu le privilège d’interagir à plusieurs reprises, notamment pour défendre en Suisse la place de la recherche génétique, parle de la puissance des femmes, et non de leur pouvoir. Le meilleur indice de développement d’une société, selon Axel Kahn? La place que cette société réserve aux femmes. Ces femmes qui selon lui sont non seulement des «passeurs obligatoires de la vie», mais aussi «de la culture et de la civilisation». Je repense à Juliette, entre autres.

Axel Kahn rappelle encore les contributions respectives des gènes mâles et femelles de l’embryon dans la constitution des petits rongeures: «le féminin prend une part prépondérante dans le développement du cortex cérébral, impliqué dans les fonctions mentales supérieures, alors que le masculin intervient plus dans l’émergence des noyaux cérébraux centraux contrôlant la nutrition, la reproduction et les émotions.» Evidemment, nous ne sommes pas de petits rongeurs, mais... avis tout de même aux hommes qui pensent si souvent que l’émotion est secondaire, qu’elle est essentiellement «un truc de filles» qui ne les concerne pas. La politique, ce domaine qui reste encore fondamentalement masculin, évolue elle aussi vers l’inclusion de la singularité et de l’émotion. La volonté de liberté partagée, de meilleure répartition des ressources et du respect des émotions de chacun prend bel et bien le devant de la scène y compris politique et y compris en Suisse: voir la maladroite initiative Minder, mais dont le moteur est précisément cette question de la répartition des ressources, ou encore le résultat spectaculaire du vote sur les retraites, un vote «émotionnel» paraît-il!

Axel Kahn, un auteur à lire et à relire. Raisonnable et humain ? Ah si nous savions être les deux...


Publié dans l'Extension, le 16 avril 2004

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