mercredi 23 février 2011

Où aller pendant ces vacances ? A Paris encore. Dans les friches de la mémoire. Au Palais de Tokyo.

"Les écrivains, les artistes, les cinéastes, les vidéastes, toujours puisent, pour leurs créations, dans leur mémoire vive, personnelle et collective.

Les vastes espaces en friche du sous-sol du Palais de Tokyo, qui sont ouverts au public depuis peu, semblent tout particulièrement à même, peut-être parce qu’ils sont des friches justement, de susciter d’étranges travaux de mémoire parentale. La mère de Sophie Calle a habité en ce palais pendant quelques mois, c’est au tour du père d’Amos Gitai de hanter les lieux.

Les films d’Amos Gitai sont traversés par la question de l’identité et de l’exil, de la mémoire et de l’Histoire, ses films engagent une réflexion sur le passé et le présent, sur la nécessité de la transmission et sur le rôle de l’art. Mais heureusement, l’installation d’Amos Gitai dépasse largement le cadre mémoriel de la question de la Shoah et le questionnement de comment en transmettre la mémoire. L’expérience est en fait avant tout sensorielle, physique, esthétique et sonore.

On est plongé, en sous-sol, pris happé envoûté par un ensemble de films projetés côte à côte, face à face, en grand écran sur les murs désaffectés que l’on devine rêches et dans lesquels les images semblent incruster leur mouvance, dans une pénombre lumineuse les multiples Traces de Gitai tournent et recréent une nouvelle image, plus complexe, celle de l’ensemble du cerveau de cet homme qui est encore en train de créer. Sur les murs tournent ainsi en boucle des extraits de Berlin-Jérusalem (1989), film réalisé avec Pina Bausch, Free Zone (2005), avec le visage de Natalie Portman noyé lui aussi, de larmes, Au nom du Duce (1994), documentaire sur la campagne électorale de la petite-fille de Mussolini pour la mairie de Naples... Et Lullaby to my father Munio Weintraub Gitai, berceuse pour mon père, ce père à qui Gitai rend hommage.

On n’en peut plus de ces hommages parentaux, espérons que pour la prochaine exposition des friches on ne nous montrera pas un artiste qui travaille sur la vie et la mort de ses arrière grands-parents – mais en l’occurrence, avec délices, on peut oublier l’Histoire, et jouir de l’ensemble des histoires que racontent, montrent, suggèrent, fantasment les films de Gitai. Lui-même d’ailleurs, de cette vision panoramique, “pariétale” (selon Magali Lesauvage) de son propre cinéma, suggère qu’elle correspond à une «psychanalyse collective». Ou quand l’artiste réussit cette merveille qu’est l’appropriation collective d’une œuvre globale, presque sans le vouloir, alors qu’il cherche à nous transmettre une mémoire spécifique.

Les Traces d’Amos Gitai sont bien celles de la vie. De notre vie. Tellement “justes”, prenantes et parlantes, que même Paris, à la sortie, semble presque moins vivante que la vie du cinéma."


Publié dans les Quotidiennes le 23 février 2011.

mardi 22 février 2011

Où aller pendant ces vacances ? Chez les cannibales évidemment... à Paris, donc. Ou au Mormont.

"Tous cannibales, paraît-il.

Nous aussi, d'ailleurs, helvètes que nous sommes, ou du moins nos ancêtres. On a beau essayer de passer sous silence la découverte, tout près de chez nous, au Mormont, cette colline située au bout de la plaine de l’Orbe, entre La Sarraz, Eclépens et Orny, de restes humains probablement cuisinés et mangés qui ne ne datent pas de l'époque de Lucy, mais de juste 200 ans avant Jésus-Christ, il semble bien probable que les Celtes d’Helvétie étaient cannibales. «On peut supposer qu’ils ont été rôtis. Il est donc fort probable qu’ils aient été mangés. Ils ont en tout cas été traités comme les animaux... Nous y avons trouvé plus de 250 fosses (des puits à offrandes), contenant des restes d’animaux et une soixantaine de fragments de corps», relève Denis Weidmann, qui souligne l’originalité des découvertes : «ce qui est nouveau sur ce site, c'est le traitement des êtres humains identique à celui des animaux».

A Paris, la Maison Rouge organise une exposition consacrée au cannibalisme -, ou plus joliment dit, à l’anthropophagie et à ses représentations. Une exposition très attendue sur un thème que les spécialistes de l’art ont eu tendance à oublier, alors que le cannibalisme semble augmenter dans le monde et souvent défraie la chronique. La commissaire de l’exposition, Jeanette Zwingenberger, nous invite à table avec beaucoup de délicatesse et nous donne à penser sur l’incorporation.

Cette incorporation qui semble de fait impossible – à moins d’être cannibale. Selon Claude Lévi-Strauss, dans une citation mise en exergue par Jeanette Zwingenberger : «Nous sommes tous des cannibales. Après tout, le moyen le plus simple d'identifier autrui à soi-même, c'est encore de le manger. » Manifestation ultime de l’amour d’autrui ou atrocités dont il est essentiel de rire ? N’avons-nous pas tous menacé un jour quelque délicieux enfant porté dans nos bras – mmmm, je vais te manger ? N’avons-nous pas, enfant, été étreints d’angoisses de dévoration, dans les bras de notre mère, devant la fontaine bernoise du Bouffeur de Petits Enfants, pour ceux d’entre nous qui ont eu la chance d’admirer le monstre, petits encore ? Ne sommes-nous pas tous à la recherche de l’autre, arrêtés encore et encore devant le mur impénétrable du corps, cette maison intime que nous habitons toujours seuls (avec quelque kilo de bactéries «commensales» certes) et de laquelle la pénétration reste une illusion ?

Le cannibalisme de toute sorte est traité par les artistes exposés à la Maison Rouge. De la tendresse pour les petits enfants à la dévoration de la mère dont le sein reste un modèle de manger et de boire en même temps, au cannibalisme sexuel, aux horreurs, aux réminiscences de la Grande Bouffe en rose de... Manque le cannibalisme de survie, celui par exemple envisagé par les trente-trois mineurs du Chili : «Nourriture ou pas, je me disais que j'allais me sortir de là», a déclaré récemment Mario Sepulveda, le deuxième mineur libéré de la mine de San José, particulièrement prolixe : «Je me suis demandé quel était le mineur qui allait perdre connaissance en premier et comment j'allais pouvoir le manger. Cela ne me faisait pas peur. » Apparemment, la casserole était prête.

Ce que je n’aime pas, je ne mange pas."

Publié dans les Quotidennes le 22 février 2011.

lundi 21 février 2011

Où aller pendant ces vacances ? Ailleurs évidemment... à Paris, donc.

"A Paris, sur les Champs Elysées. Pas vraiment Ailleurs ? Contournez le magasin Louis Vuitton pour entrer par derrière, rue Bassano. Il faut commencer par prendre un ascenseur obscur. Dépaysement garanti. L’ascenseur est d’Olafur Eliasson.

En sortant de l’ascenseur, dans la pénombre encore, vous vous trouvez face à une œuvre de Paul Gauguin, pionnier de l’ailleurs. Sur votre gauche, l’ailleurs est dans un bateau de pauvre facture, qui n’arriva jamais, ou alors vide – il était pourtant In Search of the Miraculous. L’artiste hollandais Bas Jan Ader aura payé de sa vie son engagement artistique total. Selon André Rouiller, “Aussi inquiétante soit-elle, la démarche de cet artiste hollandais exprime la force d'une volonté tendue vers l'absolu, absorbant à la fois l'art et la vie comme s'il portait à son paroxysme la logique nietzschéenne de l'enivrement de l'expérience artistique. L'ailleurs ici est un voyage vers un horizon aussi grandiose qu'indéfini, perdu dans l'immensité océanique.”

In Search of the Miraculous est repris par l’artiste Joanna Malinowska : elle aussi recherche le miracle. Le miracle pourrait bien exister, nous suggère Malinowska, dans la musique notamment, tout comme dans notre ferveur à l’écouter, à nous laisser «prendre», hypnotiser par elle. Les Genevois se souviendront peut-être que Joanna Malinowska avait présenté à Analix Forever son célèbre Concerto pour deux violons, deux violoncelles et un cadavre... Pour l’exposition Ailleurs, c’est une Joanna Malinowska toujours aussi fascinée par la musique qui monte vers le Nord aussi loin qu’elle le peut, non sans un Sony fonctionnant à l’énergie solaire. L’objectif de l’artiste : écouter les Variations Goldberg là même où Glenn Gould aurait voulu les jouer, prétend-on. Mais dans la vidéo que réalise l’artiste, on entend surtout le vent du grand nord, dans le flux duquel quelques notes, parfois, s’égrènent. Mystérieuse sonorisation culturelle d’un espace naturel lointain et glacé et la question qui nous vient elle aussi portée par le vent : le Sony fonctionne-t-il encore ?

Fernando Prats, artiste chilien travaillant à Barcelone, qui représentera d’ailleurs le Chili à la prochaine Biennale de Venise, lui, il noircit de fumée charbonneuse des papiers, puis laisse la nature peindre pour lui. Il dispose ou suspend ses papiers enfumés au bord de l’océan par exemple, ce dernier se chargeant alors de faire le reste. “Le papier se nourrit de la vie naturelle et de ses aléas en fonction du site auquel l’artiste le soumet. Il devient empreinte et palimpseste d’une nature sans cesse en progrès et au travail” lit-on dans le catalogue de l’exposition.

Et le parcours continue – comme un parcours initiatique - jusqu’à la lune : le traîneau fantastique de l’artiste suisse Luc Mattenberger aura traîné la lune jusque dans cet ailleurs... N’oubliez pas, d’entrer dans la rotonde, de vous coucher sur le sol comme l’architecture du lieu vous y invite, et de regarder passer cette lune qui semble descendue des montagnes valaisannes... seize artistes exposés en une chaîne circulaire dans cet espace – l’un d’entre eux, Yann Dumoget, grand voyageur, messager de l’Ailleurs, insiste sur le fait que ce sont les pas du nomade qui définissent le territoire de l’ailleurs et que le déplacement le plus important, c’est ce mouvement en soi-même et les rencontres qu’induit le déplacement géographique. On devient un autre soi-même grâce aux gens qu’on rencontre et “vivre, c’est changer de lieu”, disait George Perec. Yann Dumoget distribue aux spectateurs de l’exposition de billets de banque chinois. On se demande, où et comment il va repartir...

Et nous, où aller maintenant ? A la Maison Rouge. Tous cannibales. Suite demain."


Publié dans les Quotidiennes le 21 février 2011.