dimanche 20 janvier 2008

Compter n'est pas rêver

Compter n’est pas rêver

"Those who dream by night in the dusty recesses of their minds awake to find that it was vanity. But the dreamers of day are dangerous. They may act their dreams with open eyes to make them possible."
Lawrence d'Arabie

Entreprendre, c’est avant tout un mouvement, un état d’esprit, incarné au mieux par ceux qui une fois vendue leur entreprise, parfois à prix d’or, recommencent. « Ils ont encore faim », s’étonnent les financiers. Etrange d’avoir encore faim alors que physiologiquement, raisonnablement, ils devraient être rassasiés. Voilà qui signe clairement une dynamique, un désir qui ne se posent pas la question de leur justification. L’entrepreneur est seul dans son propre champ de bataille, là où l’enjeu fondamental est la position de l’individu face à lui-même et aux autres, et dans lequel l’application des principes mêmes de Spinoza est essentielle : autonomie et clarté. Un entrepreneur, pour mériter ce titre, se doit d’abord d’être autonome. Et puis, il doit avoir, au minimum, une idée. Avoir une idée, c’est une fête, dit Deleuze. Avoir une idée, cela donne faim… L’entrepreneur doit ensuite être très clair avec lui-même comme avec ses éventuels collaborateurs et partager son idée avec eux (co-labeur). Le travail selon Arendt (La Condition de l’Homme moderne) se transforme alors en œuvre. Il n’est plus seulement nécessité, il devient la vie elle-même. La PME, c’est l’idée partagée en même temps que le labeur. Partagée, pas imposée.

Coup de cœur pour les PME, coup de gueule contre les financiers. C’est bien un financier, et non plus un entrepreneur, qui dirige aujourd’hui la société Avions Marcel Dassault-Bréguet Aviation. Charles Edelstenne, ancien expert-comptable, sait certainement compter. En envisageant de vendre ses avions de combat à la Libye, il démontre une fois de plus cette compétence (savoir compter), mais aussi l’absence d’idée porteuse et belle. Compter n’est pas rêver, ni ne fait rêver. L’argent est un moyen, certes essentiel. Mais il n’est pas une fin (la faim) pour les entrepreneurs : il doit toujours s’inscrire au creux de l’idée. L’idée de Dassault (voler de ses propres ailes) est aujourd’hui dévoyée (vendre des armes à la Libye) et aussi loin des émotions positives d’un Spinoza que des rêves éveillées d’un Lawrence d’Arabie. Dassault aujourd’hui impose, et ne partage plus qu’avec l’Etat, qui lui aussi « impose ». Le pire des partages.

Publié dans PME Magazine, janvier 2008

samedi 12 janvier 2008

Retour du Koweït


Je rentre du Koweït, où j’ai passé deux jours et demi, invitée par mon amie Rabaa Al Jouma, rédactrice en chef de Bariq Al Dana.

Le combat d'une femme musulmane après la mort de Benazir


Professeur en sciences politiques, première femme ministre au Koweït, Massouma al-Moubarak fait partie de celles qui ont ouvert la voie en accédant au gouvernement d'un pays musulman, suivant les traces de Benazir Bhutto.

«Benazir a été la première femme premier ministre d’un pays musulman et à ce titre, elle a représenté pour des millions de femmes une percée incroyable et une inspiration essentielle. Elle prouvait par sa position même qu’il n’y avait aucune limite réelle aux possibles ambitions politiques de toutes les femmes. Elle a aussi invalidé l’idée qu’une femme musulmane ne saurait diriger un pays comme le Pakistan.»

Que dire des accusations de corruption adressées à Benazir Bhutto ? «Il est vrai que sa politique n’a jamais été lisse et qu’elle a été critiquée – mais aujourd’hui, je n’ai pas à juger de sa politique, j’ai à me prononcer sur son assassinat. Et lorsqu’on se débarrasse d’un adversaire politique par l’élimination physique, cela démontre que la démocratie n’a pas encore pris racine, puisque, par définition, elle suppose l’acceptation de la diversité des opinions et de la tolérance.»

La première femme? «Je suis fière, mais j’ai aussi ressenti avec beaucoup d’acuité le poids de cette position. Je me sentais jugée pour toutes les femmes. Je me disais souvent, «si je rate, on conclura que les femmes ne sont pas qualifiées!»»

Le parcours de Massouma al-Moubarak: forcément exceptionnel et engagé. Dans les années 90, avec un groupe de femmes et d’experts, elle étudie la Constitution koweitienne et constate que selon celle-ci, les femmes ont le droit de vote et sont éligibles; la loi qui veut que seuls les hommes soient concernés est anticonstitutionnelle.

Première démarche en 1999 pour amender la loi, échec. Elle revient à la charge, jusqu’à ce que finalement, jour de gloire!, le 16 mai 2005, le parlement koweïtien accorde le droit de vote et d’éligibilité aux femmes, et que l’émir concrétise immédiatement cette décision parlementaire en nommant la première femme ministre. «Pourquoi moi ? J’étais active dans le monde de l’éducation, du droit international, des droits humains et des droits des femmes, koweitienne pure souche et je n’appartenais à aucun groupe politique…»

Inscriptions automatiques
Ministre du planning et des affaires administratives, puis de la santé, elle raconte: «J’ai changé les systèmes de recrutement, proposé qu’on ne précise plus le sexe (masculin toujours) mais seulement le profil, les qualifications et les diplômes requis. J’ai aussi fait procéder à une inscription automatique de toutes les femmes dans le registre électoral, afin de les rendre immédiatement éligibles, en un seul clic, sans qu’elles aient à faire de démarche personnelle, ce qui aurait pu prendre des années… L’émir et le parlement ont suivi!»

Elle est décidée à profiter de cette situation pour les élections de 2007, mais celles-ci sont soudain avancées d’une année. «Nous n’avons eu qu’un mois pour préparer des femmes à la candidature au parlement !» Trente femmes sont réunies, une seule se retire sous l’effet de menaces de sa famille. «Nous avons accompagné et soutenu ce groupe, l’enthousiasme était au rendez-vous - mais c’était vraiment trop court et aucune n’a été élue… . Mais plus de la moitié d’entre elles sont prêtes à recommencer tout de suite, malgré les difficultés!».Et pourquoi alors Massouma al-Moubarak n’est-elle plus en poste ? En été 2007, un des hôpitaux, dont elle était responsable en tant que ministre de la santé, brûle. Deux personnes meurent dans l’incendie. Elle démissionne. «En tant que première femme au gouvernement, je devais assumer cette responsabilité. Je ne pouvais imaginer entendre dire un jour, « ah, le principe de responsabilité n’est pas respecté par les femmes.» Je ne regrette rien, c’était le prix à payer pour être en paix avec moi-même. En politique, tu ne peux pas sauter par dessus les corps des agonisants!».

Et l’histoire continue …

Il y a aujourd’hui une femme ministre de l’éducation au Koweit. « Quant à moi, je fais des plans pour aider les futures candidates, je leur prépare la route… » dit Massouma al-Moubarak. L’assassinat de Benazir Bhutto ne freinera pas cette femme.

Publié dans les Quotidiennes, le 12 janvier 2008


vendredi 11 janvier 2008

Le cancer et le diabète, les pathologies majeures au Koweït

En tant que ministre de la santé, j’avais à m’occuper de deux problèmes majeurs et de deux pathologies majeures.

Les problèmes:

1) il fallait éliminer, rediriger, canaliser ,maîtriser, le fait que les gens voulaient aller se faire soigner à l’étranger. Il fallait désigner les maladies pour lesquelles cela se justifiait, et les autres. Et j’ai retenu quatre patholgoies majeures pour lesquelles en effet cette attitude se justifiait: Les cancers aux stades 3 et 4, la chirurgie cardiaque, la néonatologie (défauts de naissance nécessitant de la chirurgie etc), et les accidents et brûlures graves.

2) accorder beaucoup plus d’attention aux insitutions, pour augmenter la qualité des soins, pour former les médecins, ailleurs si nécessaire, collaborer avec des institutions à l’étranger, de manière à ce que les gens ici puissent obtenir une assistance et des soins de qualité.

Les pathologies:

1) le cancer, qui a beaucoup augmenté ces 15 dernières années, très probablement en lien direct avec les guerres continuelles dans cette région, et plus particulièrement avec la guerre du Golfe, et le poids qu’elles ont fait peser; nous avons interagi notamment avec le Centre de Lyon – ils sont venus au Koweït, ont été favorablement impressionnés par la qualité de nos soins et ont proposé de mettre en place un programme de recherche notamment pour comprendre les causes…

2) le diabète, 27% de diabète !!


Publié dans les Quotidiennes, le 11 janvier 2008

Améliorer la reconnaissance et la place des femmes en travaillant avec les media

Pour Rabaa Al Jouma, Massouma Al-Moubarak est l’un des meilleurs exemples d’une femme de pouvoir koweïtienne: excellente éducation, beaucoup de connaissances, autant de compétences, quelqu’un dont on peut vraiment être fier… Une amie aussi, une personne parfaitement abordable, à qui, avant qu’elle ne devienne ministre, elle avait demandé d’écrire dans son magazine, ce qu’elle a fait pendant deux ans. Elles estiment toutes deux, la rédactrice en chef comme la politicienne, que le travail avec les media est un élément absolument essentiel de la reconnaissance progressive du potentiel et de la place des femmes en politique comme en économie.

Rabaa Al Jouma est elle aussi convaincue qu’il existe un futur pour les femmes du Koweït, en politique comme dans la vie, elles sont très ouvertes, éduquées et elles peuvent beaucoup pour autant qu’on leur en donne l’opportunité, elles savent travailler main dans la main avec les hommes.

«Mais cette liberté nous devons nous battre tous les jours pour l’obtenir. Il ne faut jamais céder. Never surrender.»

La manière dont on peut soutenir ces femmes aujourd’hui, c’est en travaillant avec les media, la presse écrite, la télévision, les organisations de femmes, les meetings, et par les contacts directs.

(ndlr: Barbara Polla est également chroniqueuse pour le magazine Bariq Al Dana)

Publié dans Les Quotidiennes, le 11 janvier 2008

mercredi 2 janvier 2008

Ils ont tué Benazir

C’est volontairement que je l’appelle par son prénom. Qui se souvient du prénom de Gandhi, de Kennedy, si ce n’est à cause de JFK, ou de Adenhauer? Mais Benazir était une femme. Quelle souffrance, ce verbe au passé. Je l’appelle par son prénom parce que les femmes, même les plus grandes, portent toujours leur prénom: il nous reste collé à la peau de l’intimité intérieure. Parce qu’une femme publique, ce n’est pas la même chose qu’un homme public, et qu’aujourd’hui encore, une femme publique est avant tout une femme, fût-ce la première et la meilleure dans son domaine. On a eu Clinton, on aura – peut-être – Hillary. Notre prénom, comme une marque de fabrique.

C’est pourquoi je dis ils ont tué Benazir. Ils n’auraient pas dû tuer Benazir.

Ils ont tué, cette fois-ci, à l’intérieur. A la fois l’un des leurs et l’une des leurs. A la fois le représentant de l’opposition pakistanaise et une femme de pouvoir. Ils n’ont même plus l’excuse – même s’ils n'est jamais aucune excuse – ils n’ont même plus la moindre pseudo tentation de justification fumeuse que certains avaient bien voulu leur trouver à l’époque – de vouloir lutter contre l’ennemi de l’extérieur, l’impérialiste américain, le poison des civilisations, le tueur à grande échelle. Benazir était des leurs. Ils ont voulu faire d’une balle des millions de coups et démontrer que les femmes ne sont pas des leurs. Ils ont essayé de tuer la démocratie dans l’oeuf. Bien sûr, ils n’y arriveront pas, à tuer la démocratie: mais cette affirmation procède aujourd’hui d’une volonté absolue bien plus que d’une certitude acquise.

Axel Kahn, vous qui m’avez appris, il y a longtemps, que le développement de la science et celui de la démocratie vont de pair et que les deux sont indissociables de la présence des femmes, aux côtés des hommes, dans les laboratoires comme dans les parlements et vous tous, Messieurs, qui croyez en la démocratie, vous tous qui portez la conviction qu’”islam” se conjugue au féminin avec “démocratie”, levez-vous, maintenant, tout de suite, et encore, en masse, partout, et dites-leur, haut et fort, non, vous n’auriez pas dû tuer Benazir, car il faut aussi que vous vous disiez cela entre vous, d’homme à homme, pour que plus jamais, dans les années à venir, on ne tue Benazir.


Publié dans les Quotidiennes, le 28 décembre 2007

mardi 1 janvier 2008

ls ont tué Benazir : un assassinat qui transforme la corruption en sainteté?

L’assassinat de Benazir Bhutto l’aurait transformée en sainte ? Ces remarques ont fusé, y compris dans les commentaires sur ce blog. En guise de réponse, notamment à Alain Fernal, je vous transmets ici les réactions du Kuwait, où je me trouvais il y a quelques jours. La presse unanime condamne. Arab Times a notamment titré en grand: “Atrocious crime against democracy.” Ni les qualités ni les défauts de Benazir Bhutto n’y ont rien changé.

Mais la réponse la plus intéressante à la question posée m’est venue sans nul doute d’une personnalité exceptionnelle dont nous reparlerons: Massouma al-Moubarak, première femme ministre du Kuwait (de juin 2005 à août 2007) : “Benazir a été la première femme premier ministre d’un pays musulman, et à ce titre, elle a représenté pour des millions de femmes une percée incroyable et une inspiration essentielle, puisqu’elle prouvait par sa position même qu’il n’y avait aucune limite réelle aux possibles ambitions politiques de toutes les femmes - et invalidé la notion qu’une femme musulmane ne saurait diriger un pays comme le Pakistan. Il est vrai que sa politique n’a jamais été lisse, qu’elle a été dans l’opposition, qu’elle a été accusée par de nombreux pays de corruption – mais aujourd’hui, je n’ai pas à juger de sa politique à elle, j’ai à me prononcer sur son assassinat.”

Et comme d’autres le disent d’ailleurs aussi dans leurs commentaires: l’assassinat n’est jamais une position politique défendable. Massouma al-Moubarak ne dit pas autre chose, mais elle développe : “lorsque l’on se débarrasse d’un adversaire politique par l’élimination physique, cela démontre par trop bien que la démocratie n’a pas encore pris racine, qu’elle n’est là qu’en surface, puisque la démocratie, par définition, suppose l’acceptation de la diversité des opinions, de l’autre, de la tolérance”.

Il ne s’agit donc pas de faire de Benazir une sainte, mais de faire deux constats: en tuant une femme, ceux qui l’on tuée ont touché à un symbole extrêmement important pour les femmes musulmanes (et pour les autres aussi); et en tuant un adversaire politique, ceux qui l’ont tuée ont arraché ne serait-ce qu’une fine pellicule de démocratie d’un pays désormais en plus grand danger.

Publié dans les Quotidiennes, le 1er janvier 2008