mardi 16 février 2010

Giacometti en état de marche

Il y a quelques années, à Paris, j'habitais près des Halles. Le Chien qui Fume m'accueillait plus souvent qu'a son tour, avec ses petites meringues servies avec le café. A l'entrée, juste derrière le zinc, un magnifique dessin de Giacometti. Il venait ici à l'époque, n'avait pas d'argent pour son ardoise, avait offert un dessin... Pendant plusieurs années, je demandais au patron, à chaque fois, combien, le dessin ? Mais il ne voulait pas le vendre. J'ai menacé de le voler... j'habitais à deux pas, facile à emporter ! Mais un jour, le dessin disparut. Le patron avait dû se rendre compte de sa valeur...

Il y a quelques jours, L'Homme qui Marche a été vendu à Londres 65 millions de livres sterling, record mondial pour une œuvre d’art vendue aux enchères, depuis la vente du tableau de Pablo Picasso intitulé « Garçon à la pipe », qui avait été adjugé à 58 millions de livres en 2004. Alors forcément, on reparle du marché de l'art... J'évoquais il y a quelques jours dans ces colonnes les modifications des comportements d'achat des "petits" collectionneurs. Il s'agit ici, pour cette oeuvre magnifique de Giacometti (estimée avant la vente à 3 fois moins que la somme à laquelle elle a été achetée, soit entre 12 et 17 millions de livres) d'un "grand" collectionneur, si tant est que "grand", qualifiant collectionneur, signifie avec de grands moyens. Grand donc, et anonyme. Mais qui sont ces "grands collectionneurs" qui peuvent acheter ce genre d'oeuvres à ces prix-là, ces pièces que même les musées auront de la peine même à emprunter vu l'anonymat de l'acheteur ? Un russe... souffle-t-on en coulisse. Peut-être, mais cela ne nous renseigne pas sur ses motivations premières, même si la beauté et le sens de cette oeuvre ne sauraient lui avoir été indifférents. L'Homme qui Marche, en effet, c'est nous. C'est nous qui avançons, envers et contre tout, à rebours du bons sens souvent, mais qui avançons malgré tout, dans notre vie, dans nos actions, debout, dynamiques et sidérés à la fois. L'Homme qui Marche, c'est le destin humain. Oui une oeuvre impressionnante, émouvante par sa taille, sa forme, par ce qu'il nous dit, l'Homme, en passant. Et même si Nadia Schneider, conservatrice pour les XXe et XXIe siècles au Musée d’art et d’histoire de Genève, et commissaire de l’exposition Alberto Giacometti au Musée Rath à Genève, a certainement raison quand elle dit que "Les prix du marché n’ont rien à voir avec la réalité de l’art. C’est presque un monde à part, avec ses propres lois.", la beauté saisissante de l'oeuvre résiste, et c'est heureux, même aux délires du marché.

Nombreux sont les commentaires sur les effets de cette vente sur le marché de l'art. Ces prochaines semaines, d'autres ventes nous attendent. Peut-être pas "nous", mais par exemple, lit-on quelque part, la famille Lauder (Estée Lauder, les cosmétiques) pour une oeuvre de Klimt ; et d'autres pour Lucian Freud, Yves Klein, Lucio Fontana, Peter Doig, Willem de Kooning, Gerhard Richter, Andy Warhol, Max Ernst, Jean Arp... A voir cette liste, nous sommes sans aucun doute bien loin de l'art contemporain non encore coté et de son marché propre, et la question de savoir si et comment la vente de L'Homme qui Marche pourrait affecter ces marchés-là reste ouverte. La fonction de "valeur refuge" de l'art classique et moderne, elle, ne se transmet pas facilement à l'art créé aujourd'hui même. Peut-être cette vente influencera-t-elle aussi les "petits" collectionneurs à acheter des oeuvres à cinq ou dix mille euros, en se disant que demain, ils pourront les revendre mille fois plus cher... On peut toujours rêver.

Mais d'ores et déjà l'on peut dire qu'un tel évènement ouvre plus grandes encore les portes de intérêt du public pour l'art. Les records toujours, éveillent la curiosité... et dimanche en fin d'après midi, les escaliers du Musée Rath à Genève, pour les derniers jours de l'exposition Giacometti, étaient noirs de monde. Un public qui y verra aussi un homme qui marche, dans sa version de 1947, un homme davantage encore en crise, cherchant son chemin, moins hiératique peut-être que celui de 1961 - mais le chemin d'une vie et de la création est long et la marche sans fin...
L'Homme qui Marche date de 1961, à cette époque Giacometti avait probablement les moyens de payer ses repas au restaurant (en 1962 il remporte le grand prix de sculpture de la Biennale de Venise). Mais la plus jolie morale de cette histoire, c'est probablement celle-ci : que tous les patrons de bistrot acceptent des oeuvres en échange de repas de tous les jeunes artistes désargentés qui passent, ils s'appelleront peut-être Giacometti demain...

Publié dans l'AGEFI, le 15 Février 2010.

jeudi 11 février 2010

L'art est partout, encore: voyez la galerie, la galerie des galeries, les galeries Lafayette...

L'art est partout. Dans les musées bien sûr, dans les rues les maisons les bars les magasins, dans la mode et le design, sur les écrans dans les galeries. Les petites et les grandes. Dans la Galerie des Galeries (Lafayette). Une belle histoire de famille : Théophile Bader, le fondateur du groupe, collectionnait Renoir et Monet et soutenait les artistes de son époque ; Ginette Moulin dit s'initier à l'art d'aujourd'hui grâce à son petit-fils, alors que le même petit-fils, Guillaume Houzé, le benjamin du groupe en attendant plus jeune, rend hommage à sa grand mère : "la passion pour les artistes et leurs oeuvres m'a été transmise depuis des générations par ma famille et par ma grand mère tout particulièrement." La Galerie est créée en 2001, puis, sous l'impulsion de Guillaume Houzé, en collaboration avec Elsa Jansen, repensée en 2006 par l'architecte Pascal Grasso.


Et désormais, Ginette et Guillaume, main dans la main, exposent et collectionnent les meilleurs artistes français - s'il fallait n'en citer qu'un je choisirais Laurent Montaron - mais aussi Xavier Veilhan, Saâdane Afif, Mathieu Mercier, Tatiana Trouvé et une autre benjamine, Marlène Mocquet...

On sait depuis longtemps que les maisons de luxe flirtent avec l'art, à moins que ce ne soit l'art qui flirte avec le luxe. LVMH, Trussardi, Prada, Furlà, Hermès - inspiration, expositions, acquisitions, prix... l'art est partout. Mais d'autres maisons moins glamour suivent voire précèdent : si tout le monde aujourd'hui connaît l'espace d'art Louis Vuitton, qui sait qu'il y a une Galerie aux Galeries Lafayette ? Une galerie qui attend, comme le dit Guillaume Houzé, "un public peu averti mais susceptible d'être surpris. L'enjeu est de donner l'occasion à ces visiteurs de découvrir des oeuvres dans le cadre inhabituel d'un grand magasin." Eh bien vous savez quoi ? Cinq cent personnes au vernissage, et trois cents visiteurs par jour... Des visiteurs qui ne sont probablement pas des connaisseurs d'art mais qui découvrent... un antidote bienvenu à l'élitisme ambiant de l'art contemporain !

Guillaume Houzé nous propose ainsi sa passion de l'art comme Antidote, justement. Antidote, c'est le nom de son exposition annuelle dans sa galerie, dans ses galeries. Antidote à quoi ? A notre enfermement, au sien aussi, dans un quotidien que nous n'avons pas vraiment voulu mais dont il nous est terriblement difficile de nous débarrasser. Merci à l'art qui nous ouvre à cet ailleurs que nous portons tous en nous.

En ce moment "chez Guillaume", un autre homme qui a beaucoup appris de sa grand-mère...

Voir aussi Antidote 02, Paul Ardenne, Art Press 330, Janvier 2007.


Publié dans les Quotidiennes, le 11 février 2010

vendredi 5 février 2010

Et à la galerie...



Et à la galerie Analix, les œuvres de Marie Hendricks, très baroque !

Lisez également le texte du philosophe Patrice Maniglier


Philippe Nantermod, médiatique ou engagé ?

Philippe Nantermod est un "jeune politicien prometteur". C'est quoi, en fait, un jeune politicien prometteur ? Quelqu'un dont on parle, quelqu'un qui passe à la télé plus souvent qu'à son tour ? Tout ça, du médiatique ? En fait non. Pour "promettre" il faut d'abord travailler...

L'intégration sociale passe par l'activité, titre de la dernière initiative du "petit Nantermod" qui fait couler beaucoup d'encre nous renvoie aux bienfaits de l'activité professionnelle pour l'intégration de ceux qui la pratiquent.

L'activité, Nantermod, il connaît... Et moi je le connais depuis qu'il a 16 ans, quand il avait créé sa première entreprise. L'intégration par le travail (dans le monde des adultes en l'occurrence), l’exercice quotidien d’une activité professionnelle, il connaît aussi. Aujourd'hui encore, il s'occupe de mon blog, de mes newsletters artistiques, on travaille le soir - normal il fait son stage d'avocat la journée. Et puis, il sait reconnaître la qualité chez les autres : il n'a pas réinventé son initiative, il l'a importée de Winterthur, où "Passage" est réalisé avec succès. Le principe de cette initiative ? Toute personne qui demande l’aide sociale doit travailler durant le premier mois pour la collectivité si elle est apte au travail, est en âge de travailler et n’a pas d’enfants à charge. Le but ? Réinsérer les citoyens en les poussant à chercher des solutions en dehors l’aide sociale. Les résultats ? Ils sont bons et appréciés des personnes concernées. Qui ne sont pas légion, 200 à 300 personnes - mais d'une manière générale nous ne sommes pas légion en Suisse !

Alors quand Alcazar écrit "Ce qui paraît à peu près clair, c’est que si tard un soir, sortant d’un apéro prolongé avec ses amis banquiers-trayeurs, Monsieur Nantermod croise par hasard sur son passage un clodo aviné, comateux, affalé sur le trottoir, il ne lui jettera pas la pièce, non. Il lui foutra un bon coup de pied dans les couilles en le traitant de fléau", je me dis que l'auteur de ces lignes devrait se dépêcher de faire connaissance, dans la vraie vie la vraie selon ses termes, de Philippe Nantermod. Par exemple en travaillant avec lui au succès de la meilleure politique sociale possible: une politique dans laquelle les notions de gauche et de droite s'estompent pour laisser place à la qualité des débats et à celle des actions.

Philippe Nantermod alors, médiatique ou engagé ? Engagé d'abord. Activement. Médiatique aussi, par voie de conséquence, mais pas par objectif premier ! Sans les media d'ailleurs et l'affection que je leur porte, vous n'auriez pas lu ce billet...

Publié le 5 février 2010 dans les Quotidiennes.

jeudi 4 février 2010

L’art : bien privé, lien public

L’art, qu’est-ce que c’est ? selon l’étymologie latine, ars, artis : habileté, métier, connaissance technique ; une activité humaine, ou le produit de cette activité, consistant à arranger entre eux divers éléments en s'adressant délibérément aux sens, aux émotions et à l’intellect. Ars peut donc signifier métier, talent, mais aussi moyen, procédé et encore « création d'œuvres ». La signification du terme art s'est historiquement déplacée du moyen (procédé) vers le résultat obtenu (l’oeuvre créée). L’art – pourquoi ? Pour résister au temps. Je crée donc je dure. Pour le pur bonheur de créer ou de posséder, pour exister par l’intermédiaire de ce produit particulier, « l’œuvre d’art ». Pour le lien.

Mais comment l’œuvre d’art peut-elle faire lien, et nous faire exister avec elle ? Difficile quand elle est gardée secrète, dans l’atelier du peintre, ou dans des caves de collectionneurs ou d’institutions. Difficile aussi, quand elle est dans un musée lointain, ou une galerie peu fréquentée. Difficile encore, si elle est sur ce que l’on appelle « le marché de l’art » (comme on dirait le marché aux puces ou le marché des bestiaux) : elle sera alors ou trop chère, accessible pour quelques élus seulement, ou pas assez chère et destinée à être oubliée. Difficile enfin, si l’œuvre d’art entre dans des demeures très privées, où elle s’attristera souvent de ne pas me rencontrer, quel que soit le faste dont on l’entoure alors...
L’œuvre d’art se plaît en revanche à s’intégrer dans l’espace public, à faire office de lien public, à contribuer à la représentation du monde pour le monde, pour tout le monde. Comme se plaisait le premier taggueur moderne, Jean Michel Basquiat, dans les rues de New York, à peindre sur les murs. Car si la rue est le premier théâtre du monde, un théâtre dans lequel les acteurs jouent depuis toujours, elle est aussi une scène très convoitée par ceux que l’on appelle « plasticiens » : les artistes qui font des « choses » : l’univers de la rue comme vaste « atelier sans murs » (Jean-Marc Poinsot). La qualité « publique », l’ouverture de la rue peuvent même remplacer, aux yeux de certains artistes, la durée qui leur est pourtant si chère, exauçant ainsi le souhait de Charles Baudelaire « J’aime à imaginer un art dans lequel le caractère de durée serait remplacé par le provisoire. Art constamment appliqué à la vie. Spectacles. Saisons. »

A Genève, l’art « public » est montré, enseigné, organisé.

Montré d’abord : dans le cadre du projet Néons par exemple – vous savez, ces néons qui illuminent la Plaine de Plainpalais, une réplique qui se veut populaire aux néons de luxe de la rade. L’inoubliable YES TO ALL de Sylvie Fleury faisait partie du premier épisode de ce projet. Un cas particulier, puisque c’est là le « public » (la Ville, l’Etat) qui sollicite les artistes pour décorer cet espace. Dans d’autres cas les artistes s’invitent eux-mêmes, tels Conrad Bakker, Professeur d’Art à l’Université d’Illinois à Urbana Champaign USA, qui avait un mercredi de novembre 2006 vendu ses œuvres au marché aux puces, pour 20 francs, la veille du vernissage du QuARTier des Bains où ces mêmes oeuvres furent présentées en galerie et vendues 2000 francs… Une aventure qui a suscité chez Bakker le souhait d’en faire plus, dans cette sorte de laboratoire d’expérimentation que Genève accepte souvent d’être. Bakker reviendra ce printemps, avec une poignée de ses ex-étudiants, envahir la ville.

Enseigné aussi : A Genève, à la Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD), dirigée par Jean Pierre Greff, un artiste, Jean Stern, et une historienne de l’art, Ivonne Manfrini, ont créé ALPes, un programme de recherche spécialisé dans les pratiques artistiques de l’espace public. « ALPes explore l’art dans un contexte élargi et, attentif à inventer de nouvelles formes de visibilité de l’art, se positionne comme un outil de rencontre, de confrontation, de débat avec la ville. » Un enseignement théorique et pratique, esthétique et philosophique, qui insiste sur le fait que dans l’espace public, l’œil n’est pas seulement attiré par l’œuvre d’art, mais aussi et surtout par la relation dialectique - le lien - qui existe alors entre l’oeuvre et son contexte.

Organisé enfin : quand de plus en plus de galeries se mettent en réseau comme aujourd’hui dans la QuARtier des Bains à Genève, et que plusieurs milliers de personnes passent de l’une à l’autres lors des vernissages communs, ces espaces privés deviennent alors aussi, d’une certaine façon, des espaces publics, ouverts sur la rue, aux étudiants, aux gens du quartier, à tous vraiment.

Prochain rendez-vous au QuARTier des Bains le 18 mars pour partager ce moment privilégié et productif de rencontres et de liens privé-public.


Libre livre
L’art en expansion

Vient de sortir : la dernière bible sur l’art d’aujourd’hui, « Art le Présent . La création plasticienne au tournant du XXIème siècle » (Paul Ardenne, Editions du Regard, 2009).
Ouvrage de référence d’ores et déjà incontournable, Art le Présent est organisé en quatre parties : la première, consacrée aux critères de création, protéiformes et ouverts ; la deuxième, à la mise en figures du monde et de nous-mêmes, et notamment de notre corps ; la troisième à l’espace et au temps, tout imprégnée de la notion de l’investissement par l’art de tous les territoires possibles ; et la dernière, consacrée à l’activisme et la politisation artistiques.

Dans cet ensemble très complet et, faut-il le dire, complexe, le lecteur est cependant guidé par un « fil rouge » unique : celui de l’expansion. Expansion de l’art dans tous les champs possibles et imaginables, la publicité notamment, la mode et même l’entreprise : on parle alors d’art entrepreneurial, soit que les artistes s’infiltrent dans des entreprises existantes - un modèle à développer à Genève ? - soit qu’ils créent leurs propres « entreprises ». Dans le champ de la rue aussi, une expansion qui va des tags aux jeux (Untel sur la rue de Rivoli…), des manifestations d’artistes à l’utilisation de panneaux, drapeaux et billboards (Patrick Mimran) et jusqu’à la distribution de tracts ou de journaux : tandis que l’artiste russe Elena Kovylina publie un journal féministe, les artistes du groupe américain Yes Men éditent et distribuent à plus d’un million d’exemplaires, le 4 juillet 2009, un New York Times falsifié qui présente comme accompli, en ce jour anniversaire des Etats-Unis d’Amérique, le programme politique du président Obama.

De l’art, la distribution de journaux ? Eh oui ! Car ce sont bien les artistes qui décident, si oui ou non ce qu’ils font est œuvre d’art. Grâce à eux, l’art s’est infiltré dans tous les interstices du réel et exploite toutes les approches combinatoires possibles, et bien des surprises nous attendent encore ! Notamment de l’art qui se fait sur la « toile », bien réel dans un monde virtuel.
La mort de l’art annoncée par d’aucuns n’aura pas lieu. Chacun de nous, individuellement et tous ensemble, nous sommes demandeur de représentations, encore et toujours. Voyez l’extraordinaire prolifération des représentations de nous-mêmes et de nos vies, en photographie, en vidéo, à la télévision…. Le désir d’image est inépuisable. L’art aussi. Et son expansion apparemment sans limite.



Publié dans l'Extension, janvier 2010

Les nouveaux comportements d’acquisition sur le marché de l’art

ArteFiera, la foire de Bologne, est la plus importante foire d'art d'Italie. Aucun Italien un tant soit peu amateur d'art - c'est à dire la moitié de l'Italie - ne manquerait cet évènement. "J'irai cet après midi", me disait dimanche matin mon chauffeur de taxi. Queues interminables à l'entrée sous la neige bolognaise... La passion, depuis toujours, en Italie, est vive et le reste, pour toutes les beautés, artistiques, esthétiques, machiniques. Pour autant, cette passion se transforme-t-elle encore en achat ? "Etre collectionneur, me disait Gino Viliani, grand amoureux de l'art, c'est comme une maladie chronique avec beaucoup d'accès aigus." L'accès aigu, en l'occurrence : l'achat compulsif. Ce désir irrépressible, bien connu, du vrai collectionneur, d'acquérir, de posséder, vite, d'être le premier, d'avoir la plus belle pièce, de la dissimuler ensuite ou de la montrer, c'est selon, mais dans tous les cas, d'être jalousé, suivi, reconnu par les marchands de beauté comme par ses propres pairs. Un achat compulsif sur lequel pendant longtemps les foires d'art ont basé l'essentiel de leurs ventes. Faire rêver ces grands malades en plein accès aigus que sont les collectionneurs à l'ouverture d'une foire, en leur dévoilant en exclusivité les plus belles oeuvres, les dernières découvertes, les pièces les plus provocantes, en faisant miroiter leur valeur actuelle et future surtout, pour renforcer la fièvre de l'acquéreur par la fièvre de l'investisseur.
Ces pratiques font partie du passé. La crise a profondément modifié les comportements d'achat, et les modifications qu'elle a entraînées seront très probablement durables. Quand plus personne n'achète de manière compulsive, tout le monde peut acheter dans le calme, en réfléchissant à trois fois, en choisissant tranquillement parmi la multiplicité des offres, en négociant. Quand plus personne ne se presse, tout le monde a le temps, quand bien même le marché, lui, reste hyper-pressé. Certains crient à la catastrophe, arrêtent de "faire les foires" ou n'en font plus que quelques-unes, voire se détournent de l'art comme d'un marché perdu. Une autre possibilité, plus intéressante, est d'adapter les techniques de vente aux nouveaux comportements d'achat.
Pour ce faire, il faut d'abord reconnaître et apprécier ces nouveaux comportements. Les acheteurs veulent prendre leur temps ? Tant mieux : quoi de plus beau qu'une acquisition d'art mûrement pensée, réfléchie, préparée. Ils veulent choisir en ayant entre les mains un maximum d'informations ? Tant mieux : cela permet aux galeristes de mieux promouvoir le travail spécifique de tel ou tel artiste et de partager leur connaissance de l'oeuvre d'un artiste donné avec le futur acquéreur de ses oeuvres. Les amateurs d'art veulent aussi comparer ? Tant mieux, leur choix définitif n'en sera que plus déterminé. Ecoutons Mauro Micheli de Bergame à propos d'une pièce importante qui lui a plu a ArteFiera : "Oui elle me plaît, mais je ne veux pas me décider trop vite, après cette overdose d'art j'ai besoin de laisser décanter les choses, pour mieux décider vers quoi m'orienter. Il faut aussi que je voie les autres oeuvres de ce jeune artiste...". Collectionner dans ce cas ? Maladie chronique peut-être, mais sans plus d'accès aigus.
Priorité à la réflexion : il en va ainsi non seulement dans le domaine des oeuvres d'art, mais aussi dans celui des biens immobiliers par exemple, comme le confirme Pierre-Yves Guillaume de Rive Droite Immobilier à Genève, lui aussi collectionneur : "La façon de se comporter face à un achat immobilier dépend à la fois du cycle économique et de facteurs culturels. Aujourd'hui les acquéreurs sont très sensibles à la qualité de ce qu'ils achètent, et cette maturité face à l'acquisition sera probablement durable. Mais toute nouvelle période d'euphorie apporte avec elle une clientèle nouvelle, pour laquelle les questions d'ego sont parfois aussi importantes que les notions de qualité et de prix...".
Quoiqu'il en soit d'une nouvelle période d'euphorie dans laquelle nous ne sommes pas encore, il appert que les nouveaux comportements d'achat glissent de l'urgence vers la qualité. Une opportunité pour les galeristes et comme pour d'autres marchands de biens durables, d'augmenter la qualité de nos services. Prendre le temps de faire connaissance avec l'amateur, acheteur ou non, partager avec lui nos connaissances, y compris dans un vrai rapport didactique, situer au mieux l'oeuvre de tel ou tel artiste dans les courants du moment, nourrir les échanges par une approche critique et intellectuelle de la création artistique, une dimension de fait indispensable mais trop souvent négligée devant l'urgence de la vente. Les interactions avec des gens qui ont le temps, qui le prennent, qui s'informent, qui comparent, certes prennent du temps aussi mais en font non seulement des clients, mais très souvent des amis. Ce type d'interactions est d'une grande richesse et remet le commerce à sa place historique : dans l'échange de biens, de culture et de paix. Montesquieu n'en doutait pas : "L'effet naturel du commerce est de porter à la paix."

Publié dans l'Agefi, le 4 février 2010

lundi 1 février 2010

Grand apocalypse écologique ou fin de la guerre de tranchées ?

A Lucerne, les 16 et 17 janvier, Peter Stettler, spécialiste du "savoir hybride", a organisé une nouvelle fois la Biennale suisse de Science, Technique et Esthétique, cette année sur le thème "Le Grand, le Petit et l'Esprit humain" et invité, comme à son habitude, les plus grands spécialistes d'univers très différents - savoir hybride oblige. Réussir à chaque fois à réunir plusieurs centaines de personnes sur un thème de cette envergure, l'un des secrets bien gardés de Stettler !

Mais alors que, par le passé, Stettler avait abordé des thèmes hors du temps comme celui de la physique quantique - ou de l'esthétique des liens - en cette année 2010 il n'aura malheureusement pas su résister à l'incontournable bien-pensance de la fashionaria écolo-durable. Ou quand Margaret Wertheim, ex-physicienne australienne recyclée historienne de la physique à Los Angeles, se lamente de voir que des chercheurs forcément fous dépensent l'argent des contribuables pour trouver la TOE (Theory Of Everything) alors que cet argent devrait évidemment être investi pour l'avenir de la Planète. Comme si démocratie voulait dire : les penseurs éclairés (ceux de l'écologie donc) expliquent au peuple ce que le peuple doit dire aux chercheurs de chercher... La liberté de la recherche ne pèse pas lourd face à l'apocalypse promise selon Wertheim.

A l'opposé de cette apocalypse obligée, un autre exégète de la science, John Horgan, a évoqué quant à lui la fin de la guerre. Possible ou impossible ? Dans un premier temps, Horgan a utilisé, pour explorer cette question, une approche "épidémiologique" et pragmatique : le questionnaire. Les réponses de l'immense majorité des personnes interrogées auraient pu sembler sans appel : "la fin de la guerre est impossible, la guerre est inscrite dans nos gènes, elle fait partie de l'humain". Mais pour Horgan, qu'à cela ne tienne ! Il change son fusil d'épaule et choisit alors l'approche anthropologique. Non, l'humanité n'a pas toujours été affligée par la guerre - pourquoi ne pourrait-elle donc pas s'en passer à l'avenir ? Horgan souligne que comme pour toute chose, si l'on veut vraiment qu'elle arrive, il faut commencer par la dire possible. Et de regretter avec nous que le Président Barak Obama, Prix Nobel de la Paix 2009, n'ait pas osé affirmer cette possibilité.

Mais quels sont donc les mécanismes qui nous empêchent aujourd'hui de penser que la fin de la guerre est possible ? Mécanismes économiques, financiers et politiques, certes, mais aussi mentaux, suggère Horgan. Pourquoi les soldats de retour du Golfe, d'Irak ou d'Afghanistan n'ont-ils de cesse de vouloir reproduire leur vécu, fût-ce par des jeux, plutôt que d'être porteurs de la fin de la guerre ? Diverses possibilités psychologiques furent évoquées, mais en oubliant le rôle probablement énorme de l'esthétique de la guerre : esthétique des machines, des costumes, du feu, des cieux enflammés, des explosions. Une esthétique politiquement incorrecte qui manque de ce fait même de l'analyse qu'elle nécessite impérativement, si tant est que la fin de la guerre reste un objectif au moins aussi désirable que sa poursuite.

Michel Bitbol, docteur en médecine et en physique, directeur adjoint du Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée (CREA), reprendra quant à lui son concept de "tache aveugle" de la connaissance, similaire à la tache aveugle de notre vision : notre ignorance de la conscience ou, après Edgar Morin, notre inaptitude à penser ce que nous savons. Bitbol suggère que ce dont nous avons le plus besoin aujourd'hui, ce n'est plus tant de théories, que d'un "faire" - la science notamment, mais aussi la politique - qui remette l'individu au coeur de son savoir.

En conclusion, le Grand, le Petit et l'Esprit humain ? Le petit : ce que peut faire l'homme. Le grand : ce que peut faire l'homme. L'esprit humain : ce qui nous permet, parfois, de passer du petit au grand. Deux exemples ? Robert Badinter a fait abolir la peine de mort en France ; Franco Basaglia a fait fermer les asiles psychiatriques en Italie. Ni l'un ni l'autre n'a agi seul, mais ces hommes-là ont contribué de façon essentielle à un "faire" différent. Un troisième exemple ? Une armée de Badinters et de Basaglias à l'assaut de cette tache aveugle qu'est la guerre, s'appuyant en toute liberté sur une analyse soigneuse des mécanismes d'entretien, y compris esthétiques, de cette menace permanente d'apocalypse que représente la guerre. Pas excatement celle de Wertheim mais apocalypse quand même.

Publié dans l'Agefi, le 1er février 2010