jeudi 4 février 2010

L’art : bien privé, lien public

L’art, qu’est-ce que c’est ? selon l’étymologie latine, ars, artis : habileté, métier, connaissance technique ; une activité humaine, ou le produit de cette activité, consistant à arranger entre eux divers éléments en s'adressant délibérément aux sens, aux émotions et à l’intellect. Ars peut donc signifier métier, talent, mais aussi moyen, procédé et encore « création d'œuvres ». La signification du terme art s'est historiquement déplacée du moyen (procédé) vers le résultat obtenu (l’oeuvre créée). L’art – pourquoi ? Pour résister au temps. Je crée donc je dure. Pour le pur bonheur de créer ou de posséder, pour exister par l’intermédiaire de ce produit particulier, « l’œuvre d’art ». Pour le lien.

Mais comment l’œuvre d’art peut-elle faire lien, et nous faire exister avec elle ? Difficile quand elle est gardée secrète, dans l’atelier du peintre, ou dans des caves de collectionneurs ou d’institutions. Difficile aussi, quand elle est dans un musée lointain, ou une galerie peu fréquentée. Difficile encore, si elle est sur ce que l’on appelle « le marché de l’art » (comme on dirait le marché aux puces ou le marché des bestiaux) : elle sera alors ou trop chère, accessible pour quelques élus seulement, ou pas assez chère et destinée à être oubliée. Difficile enfin, si l’œuvre d’art entre dans des demeures très privées, où elle s’attristera souvent de ne pas me rencontrer, quel que soit le faste dont on l’entoure alors...
L’œuvre d’art se plaît en revanche à s’intégrer dans l’espace public, à faire office de lien public, à contribuer à la représentation du monde pour le monde, pour tout le monde. Comme se plaisait le premier taggueur moderne, Jean Michel Basquiat, dans les rues de New York, à peindre sur les murs. Car si la rue est le premier théâtre du monde, un théâtre dans lequel les acteurs jouent depuis toujours, elle est aussi une scène très convoitée par ceux que l’on appelle « plasticiens » : les artistes qui font des « choses » : l’univers de la rue comme vaste « atelier sans murs » (Jean-Marc Poinsot). La qualité « publique », l’ouverture de la rue peuvent même remplacer, aux yeux de certains artistes, la durée qui leur est pourtant si chère, exauçant ainsi le souhait de Charles Baudelaire « J’aime à imaginer un art dans lequel le caractère de durée serait remplacé par le provisoire. Art constamment appliqué à la vie. Spectacles. Saisons. »

A Genève, l’art « public » est montré, enseigné, organisé.

Montré d’abord : dans le cadre du projet Néons par exemple – vous savez, ces néons qui illuminent la Plaine de Plainpalais, une réplique qui se veut populaire aux néons de luxe de la rade. L’inoubliable YES TO ALL de Sylvie Fleury faisait partie du premier épisode de ce projet. Un cas particulier, puisque c’est là le « public » (la Ville, l’Etat) qui sollicite les artistes pour décorer cet espace. Dans d’autres cas les artistes s’invitent eux-mêmes, tels Conrad Bakker, Professeur d’Art à l’Université d’Illinois à Urbana Champaign USA, qui avait un mercredi de novembre 2006 vendu ses œuvres au marché aux puces, pour 20 francs, la veille du vernissage du QuARTier des Bains où ces mêmes oeuvres furent présentées en galerie et vendues 2000 francs… Une aventure qui a suscité chez Bakker le souhait d’en faire plus, dans cette sorte de laboratoire d’expérimentation que Genève accepte souvent d’être. Bakker reviendra ce printemps, avec une poignée de ses ex-étudiants, envahir la ville.

Enseigné aussi : A Genève, à la Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD), dirigée par Jean Pierre Greff, un artiste, Jean Stern, et une historienne de l’art, Ivonne Manfrini, ont créé ALPes, un programme de recherche spécialisé dans les pratiques artistiques de l’espace public. « ALPes explore l’art dans un contexte élargi et, attentif à inventer de nouvelles formes de visibilité de l’art, se positionne comme un outil de rencontre, de confrontation, de débat avec la ville. » Un enseignement théorique et pratique, esthétique et philosophique, qui insiste sur le fait que dans l’espace public, l’œil n’est pas seulement attiré par l’œuvre d’art, mais aussi et surtout par la relation dialectique - le lien - qui existe alors entre l’oeuvre et son contexte.

Organisé enfin : quand de plus en plus de galeries se mettent en réseau comme aujourd’hui dans la QuARtier des Bains à Genève, et que plusieurs milliers de personnes passent de l’une à l’autres lors des vernissages communs, ces espaces privés deviennent alors aussi, d’une certaine façon, des espaces publics, ouverts sur la rue, aux étudiants, aux gens du quartier, à tous vraiment.

Prochain rendez-vous au QuARTier des Bains le 18 mars pour partager ce moment privilégié et productif de rencontres et de liens privé-public.


Libre livre
L’art en expansion

Vient de sortir : la dernière bible sur l’art d’aujourd’hui, « Art le Présent . La création plasticienne au tournant du XXIème siècle » (Paul Ardenne, Editions du Regard, 2009).
Ouvrage de référence d’ores et déjà incontournable, Art le Présent est organisé en quatre parties : la première, consacrée aux critères de création, protéiformes et ouverts ; la deuxième, à la mise en figures du monde et de nous-mêmes, et notamment de notre corps ; la troisième à l’espace et au temps, tout imprégnée de la notion de l’investissement par l’art de tous les territoires possibles ; et la dernière, consacrée à l’activisme et la politisation artistiques.

Dans cet ensemble très complet et, faut-il le dire, complexe, le lecteur est cependant guidé par un « fil rouge » unique : celui de l’expansion. Expansion de l’art dans tous les champs possibles et imaginables, la publicité notamment, la mode et même l’entreprise : on parle alors d’art entrepreneurial, soit que les artistes s’infiltrent dans des entreprises existantes - un modèle à développer à Genève ? - soit qu’ils créent leurs propres « entreprises ». Dans le champ de la rue aussi, une expansion qui va des tags aux jeux (Untel sur la rue de Rivoli…), des manifestations d’artistes à l’utilisation de panneaux, drapeaux et billboards (Patrick Mimran) et jusqu’à la distribution de tracts ou de journaux : tandis que l’artiste russe Elena Kovylina publie un journal féministe, les artistes du groupe américain Yes Men éditent et distribuent à plus d’un million d’exemplaires, le 4 juillet 2009, un New York Times falsifié qui présente comme accompli, en ce jour anniversaire des Etats-Unis d’Amérique, le programme politique du président Obama.

De l’art, la distribution de journaux ? Eh oui ! Car ce sont bien les artistes qui décident, si oui ou non ce qu’ils font est œuvre d’art. Grâce à eux, l’art s’est infiltré dans tous les interstices du réel et exploite toutes les approches combinatoires possibles, et bien des surprises nous attendent encore ! Notamment de l’art qui se fait sur la « toile », bien réel dans un monde virtuel.
La mort de l’art annoncée par d’aucuns n’aura pas lieu. Chacun de nous, individuellement et tous ensemble, nous sommes demandeur de représentations, encore et toujours. Voyez l’extraordinaire prolifération des représentations de nous-mêmes et de nos vies, en photographie, en vidéo, à la télévision…. Le désir d’image est inépuisable. L’art aussi. Et son expansion apparemment sans limite.



Publié dans l'Extension, janvier 2010

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