jeudi 4 février 2010

Les nouveaux comportements d’acquisition sur le marché de l’art

ArteFiera, la foire de Bologne, est la plus importante foire d'art d'Italie. Aucun Italien un tant soit peu amateur d'art - c'est à dire la moitié de l'Italie - ne manquerait cet évènement. "J'irai cet après midi", me disait dimanche matin mon chauffeur de taxi. Queues interminables à l'entrée sous la neige bolognaise... La passion, depuis toujours, en Italie, est vive et le reste, pour toutes les beautés, artistiques, esthétiques, machiniques. Pour autant, cette passion se transforme-t-elle encore en achat ? "Etre collectionneur, me disait Gino Viliani, grand amoureux de l'art, c'est comme une maladie chronique avec beaucoup d'accès aigus." L'accès aigu, en l'occurrence : l'achat compulsif. Ce désir irrépressible, bien connu, du vrai collectionneur, d'acquérir, de posséder, vite, d'être le premier, d'avoir la plus belle pièce, de la dissimuler ensuite ou de la montrer, c'est selon, mais dans tous les cas, d'être jalousé, suivi, reconnu par les marchands de beauté comme par ses propres pairs. Un achat compulsif sur lequel pendant longtemps les foires d'art ont basé l'essentiel de leurs ventes. Faire rêver ces grands malades en plein accès aigus que sont les collectionneurs à l'ouverture d'une foire, en leur dévoilant en exclusivité les plus belles oeuvres, les dernières découvertes, les pièces les plus provocantes, en faisant miroiter leur valeur actuelle et future surtout, pour renforcer la fièvre de l'acquéreur par la fièvre de l'investisseur.
Ces pratiques font partie du passé. La crise a profondément modifié les comportements d'achat, et les modifications qu'elle a entraînées seront très probablement durables. Quand plus personne n'achète de manière compulsive, tout le monde peut acheter dans le calme, en réfléchissant à trois fois, en choisissant tranquillement parmi la multiplicité des offres, en négociant. Quand plus personne ne se presse, tout le monde a le temps, quand bien même le marché, lui, reste hyper-pressé. Certains crient à la catastrophe, arrêtent de "faire les foires" ou n'en font plus que quelques-unes, voire se détournent de l'art comme d'un marché perdu. Une autre possibilité, plus intéressante, est d'adapter les techniques de vente aux nouveaux comportements d'achat.
Pour ce faire, il faut d'abord reconnaître et apprécier ces nouveaux comportements. Les acheteurs veulent prendre leur temps ? Tant mieux : quoi de plus beau qu'une acquisition d'art mûrement pensée, réfléchie, préparée. Ils veulent choisir en ayant entre les mains un maximum d'informations ? Tant mieux : cela permet aux galeristes de mieux promouvoir le travail spécifique de tel ou tel artiste et de partager leur connaissance de l'oeuvre d'un artiste donné avec le futur acquéreur de ses oeuvres. Les amateurs d'art veulent aussi comparer ? Tant mieux, leur choix définitif n'en sera que plus déterminé. Ecoutons Mauro Micheli de Bergame à propos d'une pièce importante qui lui a plu a ArteFiera : "Oui elle me plaît, mais je ne veux pas me décider trop vite, après cette overdose d'art j'ai besoin de laisser décanter les choses, pour mieux décider vers quoi m'orienter. Il faut aussi que je voie les autres oeuvres de ce jeune artiste...". Collectionner dans ce cas ? Maladie chronique peut-être, mais sans plus d'accès aigus.
Priorité à la réflexion : il en va ainsi non seulement dans le domaine des oeuvres d'art, mais aussi dans celui des biens immobiliers par exemple, comme le confirme Pierre-Yves Guillaume de Rive Droite Immobilier à Genève, lui aussi collectionneur : "La façon de se comporter face à un achat immobilier dépend à la fois du cycle économique et de facteurs culturels. Aujourd'hui les acquéreurs sont très sensibles à la qualité de ce qu'ils achètent, et cette maturité face à l'acquisition sera probablement durable. Mais toute nouvelle période d'euphorie apporte avec elle une clientèle nouvelle, pour laquelle les questions d'ego sont parfois aussi importantes que les notions de qualité et de prix...".
Quoiqu'il en soit d'une nouvelle période d'euphorie dans laquelle nous ne sommes pas encore, il appert que les nouveaux comportements d'achat glissent de l'urgence vers la qualité. Une opportunité pour les galeristes et comme pour d'autres marchands de biens durables, d'augmenter la qualité de nos services. Prendre le temps de faire connaissance avec l'amateur, acheteur ou non, partager avec lui nos connaissances, y compris dans un vrai rapport didactique, situer au mieux l'oeuvre de tel ou tel artiste dans les courants du moment, nourrir les échanges par une approche critique et intellectuelle de la création artistique, une dimension de fait indispensable mais trop souvent négligée devant l'urgence de la vente. Les interactions avec des gens qui ont le temps, qui le prennent, qui s'informent, qui comparent, certes prennent du temps aussi mais en font non seulement des clients, mais très souvent des amis. Ce type d'interactions est d'une grande richesse et remet le commerce à sa place historique : dans l'échange de biens, de culture et de paix. Montesquieu n'en doutait pas : "L'effet naturel du commerce est de porter à la paix."

Publié dans l'Agefi, le 4 février 2010

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