vendredi 30 avril 2010

Tempo di moda, tempo del'arte



Le temps est une composante essentielle de l'art contemporain. Selon l’historien d’art français Paul Ardenne, les artistes d'aujourd'hui célèbrent le culte du transitoire plus que de l’éternel. Et le désir d'éternité se dissout dans la contemporanéité, dans le présent et son activisme parfois délirant, mais revient en force dans la citation perpétuelle du passé.
Pour le philosophe italien Giorgio Agamben : « le contemporain n’est pas seulement celui qui, en percevant l’obscurité du présent, en cerne l’inaccessible lumière ; il est aussi celui qui, par la division et l’interpolation du temps, est en mesure de le transformer et de le mettre en relation avec d’autres temps... ». Gilles Deleuze, lui, que l'on pourrait imaginer en conversation avec Agamben, affirme que « la nouveauté est le seul critère de toute œuvre. ... Le nouveau, c’est toujours l’inattendu, mais aussi ce qui devient immédiatement éternel ... ».

La mode, elle, ne vit qu'un instant. Et cet instant, toujours, est déjà dépassé, oublié... Agamben encore l'analyse avec finesse : on n’est jamais « à la mode », le présent est déjà le passé. La temporalité de la mode est courte, rapide, saisonnière, évanescente. Au contraire, pour l’art, les temporalités sont longues, par définition et par goût, même dans l’art éphémère, dans l’art conceptuel, l’objectif est toujours de laisser une trace. Mais ces distinctions s'estompent, alors que que le temps de l'art devient rythmé par les foires, les salons et les ventes et que la mode entre en musée. Stylistes et artistes exposent ensemble en oubliant le temps qui les sépare, tels à Paris le styliste Kris Van Assche et l’artiste américain Matt Saunders. L'art, processus de transformation, est à la mode et le musée, lieu de conservation, se met en marche. Walking building de l'architecte grec Andreas Angelidakis adapte ainsi le musée à notre temps : « The walking building does not want to become another static museum. To reanimate this building we insert Athens, cars, buses, parks, housing, museum, shopping, transit empty space – a building animated by the everyday city line : a city animated by a hybrid hyperbuilding. » Un concept de musée dans lequel l'espace et le temps se rejoignent, et dans lequel l'art et la mode trouvent tous deux leur place hybride elle aussi.

Un concept de fusion, d’enrichissement et de différentiation hors temps que l’on retrouve dans la vidéo d’Ali Kazma, Casa di Moda (production Missoni). Dans cette vidéo, de fil en aiguille, de travail en défilé, le temps long et pénible de la confection et celui court et glamour de la présentation des vêtements est compressé en une dizaine de minutes. Reste la nostalgie de revoir et revoir encore ce qui a déjà disparu.

Publié dans Drôme, No 17, avril 2010

mardi 20 avril 2010

Une raison de vivre, réponse à Stig Dagerman

Stig Dagerman est l'écrivain le plus aimé de la jeunesse suédoise des années 1940. Anarchiste, "politicien de l'impossible" selon ses propres mots, auteur de L’enfant brûlé et du Condamné à mort, Stig Dagerman a 30 ans quand il écrit les douze pages de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (Actes Sud). Puis il s'arrête d'écrire et le 4 novembre 1954, il s'enferme dans son garage et se suicide en laissant tourner le moteur de sa voiture.

Pourquoi les écrivains se suicident-ils plus que les autres ? Que cache le suicide "littéraire" ? Si tant est que l'écriture est fondamentalement une mise en forme de l'existence, comment poursuivre quand on s'arrête d'écrire, parce que l'inspiration n'est plus - comment exister sans les mots, ces mots qui restent même quand l'amour n'est plus, sans leur beauté, sans le défi qu'ils nous posent, à chaque instant ?

Dagerman se dit traquer la consolation, comme le chasseur traque le gibier. Et se retrouver avec entre les bras, "puisque je suis poète : un arc de mots que je ressens de la joie et de l'effroi à bander".

"Où est la forêt où l'être humain puisse prouver qu'il est possible de vivre en liberté ? se demande encore Dagerman. Je suis obligé de répondre : nulle part. ... Et mon pouvoir est redoutable tant que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde. ... Mais ma puissance ne connaîtra plus de bornes le jour où je n’aurai plus que le silence pour défendre mon inviolabilité, car aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant."

"Telle est ma seule consolation", poursuit Dagerman. "Le souvenir du miracle de la libération me porte comme une aile vers un but qui me donne le vertige : une consolation qui soit plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre.”
La raison de vivre ? La vie elle-même. Les premiers jours de novembre 2009, j'émerge d'une intervention suite à un accident de circulation dans lequel j'ai cru mourir. Mon amie de coeur, Ornela Vorpsi, m'avait apporté de Paris, quelques jours plus tôt, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. J'aurais aimé partager avec Stig Dagerman la liberté et le bonheur infini d'être encore en vie. Alors je lui ai écrit, avec mon arc de mots.


Cher Stig Dagermann

Je lis enfin votre texte « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier , et ceci au moment même ou j’écris par ailleurs que le suicide garantit certes l’ultime liberté de l’homme, mais ne le fait que comme une vraie « garantie », c’est-à-dire de celles que l’on n’utilise jamais. Et qui restent donc, pour toujours, « garanties ». Parce qu’il me semble que c’est l’idée et la contemplation du suicide qui garantissent la liberté humaine de vivre, bien plus que l’acte de se suicider. Le suicide ne garantit plus rien une fois qu’il est consommé. Il me semble qu’il en va du suicide comme de certaines œuvres d’art parmi les plus mystérieuses, ce carnet intime de Roland Herzog emmuré dans une boîte de plexiglas – quels secrets contient-il ? - ou encore cette pièce de Eva Marisaldi : deux films dans leurs boîtes. Quelles images y sont imprimées ? Y a-t-il seulement des images imprimées sur ces pellicules ? Toute tentative de réponse annihilerait la question même, l’œuvre en elle-même. Comme le suicide annihile la vie, et donc la question de la liberté vivante.
Au début de votre texte - j’avais deux ans alors que vous l’écriviez – vous semblez hésiter entre la recherche, voir la traque avide, d’une consolation possible, « une consolation qui illumine » - et le désespoir de ne pas pouvoir obtenir ce que vous désirez : « confirmation que mes mots ont touché le cœur du monde ». Vos mots ont touché le coeur du monde, Stig Dagerman, et le touchent encore, alors que vous êtes désormais dissous en lui. Et pourtant, je sens votre chaleur, tout proche, vous auriez aujourd’hui quatre-vingt six ans, et nous pourrions vire ensemble longtemps encore, dans « notre propre élément ». Cette absence d’un élément propre à l’homme qui vous semble rendre la liberté hors d’atteinte – « Thoreau avait encore la forêt de Walden » - je ne la ressens pas : notre élément, à nous humains, c’est l’humain même - et donc la ville, puisque c’est bien de la ville, la ville comme forêt humaine, que l’homme s’est fait son élément, avec ses couches infinies de solitudes juxtaposées. Oui, le milieu de l’homme que vous pensez avoir perdu, c’est l’homme lui même, ce milieu ne peut être que la ville et l’homme avec l’homme. Pour moi, Paris.
Vous recherchiez pourtant – et sembliez apercevoir – une raison de vivre : « …plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, une raison de vivre. » Votre texte se termine sur ces mots : une raison de vivre. En ce qui me concerne, je ne vois aucune raison de vivre, si ce n’est la vie elle-même. La chaleur à l’intérieur de nos corps, notre présence à nous-mêmes, notre salive tiède dans notre bouche, le fonctionnement de nos organes, les battements de nos cœurs humains – ce rythme assourdissant, ce vacarme qui remplit le monde d’un silence extérieur identique et unique - ce bruissement de la vie en nous, la pensée. Il n’est pas de raison de vivre, aucune nécessité, aucun but. Il n’est que la chaleur de vivre.
Mais au-delà de la chaleur, vous placez la liberté. Parce que sans la liberté l’homme n’est pas, fût-il chaud ou froid. Et pour garantir la liberté, le suicide. Mais si je puis manipuler le concept que le suicide représente l’ultime liberté, l’ultime choix de l’homme libre - celui de refuser de vivre - si je puis jouer avec cette idée, je ne me sens par contre pas capable de l’éprouver : ni la ressentir, ni la mettre à l’épreuve. Au-delà même de cette liberté qui m’est pourtant aussi chère, aussi indispensable qu’à vous-même et qui définit l’ être humain, il m’a toujours semblé, en amoureuse inconditionnelle de la vie que je suis, fascinée par sa puissance et sa fragilité combinées, par son unicité, que notre bien le plus précieux était, encore une fois, la vie elle-même.
Mais ne disiez-vous pas la même chose en fait, lorsque vous affirmiez que la littérature que vous appeliez de vos voeux était celle qui luttait « pour les trois droits imprescriptibles de l’être humain, la liberté, la fuite et la trahison… le droit de fuir le futur champ de bataille… » Fuir le champ de bataille : pour la vie.
La vie serait-elle alors la seule et ultime limite à la liberté humaine, dans sa durée déployée devant nous ? Si le choix du suicide peut être une liberté, il ne l’est que dans l’instant. Or notre humanité – notre liberté donc – nous l’exerçons dans la durée de l’existence qui nous est donnée, cette durée déployée devant nous. Et je ne parle pas de temps, je parle bien de durée. Car je suis entièrement en syntonie avec vous sur ce point, Stig Dagerman, le temps n’existe pas. Notre vie se déroule dans un espace, un espace qui nous est ouvert entre notre naissance et notre mort, comme l’espace infini qui peut séparer deux astres qui ne se verront peut-être jamais ou l’espace minuscule qui sépare deux galets sur la plage. La fulgurance n’est pas dans le temps, elle est dans l’espace. Dans le temps il y a la performance – ou plutôt, contre le temps – dans un combat toujours perdu d’avance. Le lever du soleil, le saut du cabri, dites vous, ne sont pas des performances. Ils sont hors du temps, hors d’atteinte, substance de la vie. La fulgurance de l’amour elle aussi est hors du temps. Comme vous avez raison quand vous dites que « peu importe que je rencontre la beauté l’espace d’un instant ou l’espace de cent ans. » L’essentiel ne se mesure pas. L’essence s’éprouve.
Et c’est là que j’aimerais vous prendre en défaut de votre propre discours : le suicide est du domaine de la performance, pas du lever du soleil, ni du saut du cabri. Le suicide est du domaine de la performance que vous condamnez pourtant… et il dément votre propre argument, de la non-existence du temps, puisque qu’il se produit à un moment donné – donné par le suicidé, et non pas par la vie. Il est performance et non fulgurance. Et vous qui affirmez que « Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie », vous devez bien admettre que le suicide, lui, propose - pire, impose – un ancrage temporel de la vie comme de la mort.
La mort une fois atteinte ne permet plus à la liberté humaine de s’exprimer, cette liberté modeste qui se niche dans chacun de nos gestes, de nos paroles, de nos choix quotidiens, si minimes fussent-ils. Ma liberté future, celle de l’instant suivant, je ne puis l’exercer que si je suis en vie. Le respect de la liberté semble alors exiger de laisser le choix de sa propre fin - la fin de la liberté - à la vie elle-même. La vie comme cadre dans lequel cette valeur fondamentale qui nous rend humains, à savoir la liberté sous toutes ses formes, parole, action, création, et la liberté de penser avant tout – peut encore s’exercer. Et si comme vous le dites, la seule consolation qui soit bien réelle, c’est « celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, à l’intérieur de ses limites » - alors la seule consolation, encore une fois, c’est la vie, car ce n’est que dans ses limites que nous pouvons situer les nôtres. La mort est le contraire même de l’inviolabilité de l’individu : elle est dissolution. Le doux vacarme du corps humain devient silence. Certes, sans ce silence la musique ne s’entend pas (vous qui étiez aussi compositeur…) et sans la mort l’existence n’a pas d’espace. Mais à propos de silence, vous parlez pourtant bien du silence vivant , n’est-ce pas? Ce ne saurait être par hasard. Le silence est peut-être plus fort que les mots, plus fort que les images même, le silence pour défendre votre inviolabilité, mais vous dites bien « qu’aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant » ? Seul le silence vivant nous intéresse, n’est-ce pas. Le silence de la mort est morne et contraint. Le silence vivant, lui, résonne de sa musique tue.
Stig Dagerman, vous n’êtes pas encore mort, je vous entends, je vous parle, j’espère vous convaincre, vous et tous mes bien-aimés, Primo Levi, Cesare Pavese, Marina Tsvetaïeva, et vous tous, qui avez cédé – oui cédé j’ose le dire mes bien-aimés – à la dernière poupée russe dont vous parlez, Stig Dagerman, celle de la dépression, au fond de laquelle se trouve un poison une lame de rasoir une corde un escalier un grand trou noir. Je reste convaincue que ce que vous recherchiez, tous, c’est une autre vie, une consolation… mais non pas la mort. Notre besoin de consolation est impossible à rassasier par la mort.

Et puis, jaimerais évidemment m’entretenir avec vous de Spinoza. Longuement…. Pourquoi n’avez-vous pas eu recours aux enseignements du Maître ? Pourquoi cette peur, d’avoir perdu votre talent ? Pourquoi n’avez-vous pas trouvé en vous votre conatus, vous sembliez si proche pourtant de l’effort constant pour éprouver la joie – le saut du cabri, une caresse sur la peau, le spectacle de la mer – comme seule source de consolation ? La consolation que vous recherchiez, Stig Dagerman, était en vous, dans votre effort – que ce soit d’écrire ou de garder le silence, peu importe - mais dans votre effort constant d’imaginer et trouver ce qui est cause de joie, pour vous, d’imaginer et trouver ce qui détruit votre tristesse. Est-ce le désir qui vous a manqué, lui qui ne me quitte jamais et dont Deleuze disait, il ne manque de rien ?

Le désir vous aura manqué peut-être, ou fut-il dévoyé, son but ayant pris la place de sa physiologie, qui est processus - rythme dans lequel le but se fond. Mais vos mots ont touché le cœur du monde. Votre silence aussi. Et cette question rémanente, lancinante – à quoi sert ma vie ? A rien, n’est-ce pas, si ce n’est à son propre processus, à sa propre musique.
Mais à rien définitivement, si vie il n’y a pas. Stig Dagerman, revenez vous asseoir encore, aux côtés d’Anita Björk, et faites encore « semblant »… comme dans ce poème du 23 février 1954 :

Un jour par an on devrait faire semblant
que la mort aille s’inscrire au chômage,
que nul ne puisse plus perdre son courage,
que personne ne soit tué pour quelques francs.
Les catastrophes dormiraient calmement,
à leur hôtel, jusques au lendemain.
Nul sur son frère ne porterait la main,
nul ne quitterait ce monde volontairement.


Semblant de résister, semblant de désirer, pour que nous puissions encore réchauffer nos propres vies de vos mots – ces mots qui ont touché le cœur du monde. Vous n’avez jamais fait semblant.




Barbara Polla, le 4 novembre 2009


Publié dans Choisir, Avril 2010.

vendredi 16 avril 2010

Juliette ou l’émotion

Juliette Binoche était à Genève début mars, vous l’avez peut-être croisée, à la gare Cornavin, au Grütli, ou admirée en direct dans Mise au Point, le dimanche sept mars.

Juliette, une actrice formidable, «discrète, magnétique et audacieuse», dit-on d’elle. Une femme plurielle, poète et dessinatrice, auteur de In Eye, un recueil de portraits et de textes pleins de force et de finesse, Juliette assumant allégrement le risque majeur de chercher à exceller dans d’autres domaines que celui dans lequel elle a été consacrée au plus haut niveau: le cinéma. Juliette aux sept vies, danseuse aussi, transformatrice d’énergie à tous niveaux, femme corps et âme, intellectuelle, qui pour jouer Marie-Madeleine par exemple étudiera avec la plus grande attention les représentations du féminin dans la Bible, arrivant à la conclusion que «le féminin n’est jamais soumission» - et se passionnera pour l’individualité: «un des messages du Christ, dit-elle au détour d’une conversation, c’est que l’amour n’est jamais collectif.»

Juliette veut changer le monde
Une femme qui porte en elle l’exigence même, l’exigence d’être, le féminin présent, tout en affirmant «Nous sommes tous des hommes». Une femme engagée enfin, pour mille causes, et notamment pour la culture. «Binoche veut changer le monde» titre Le Parisien en mai 2009. Oui elle veut changer le monde, avec intelligence et modestie, en s’engageant au cœur même de ses multiples compétences: le cinéma. Pour le cinéma, elle cherche constamment la qualité intérieure, dans les profondeurs d’elle-même, l’authenticité, cette lumière dans les yeux de l’actrice qui nous donne envie de la regarder face à face encore et encore; grâce au cinéma elle devient miroir, et nous retrouvons en elle quelque chose qui dans la magie de la salle de spectacle nous appartient désormais autant qu’à elle-même.

Vecteur d’émotion
Le cinéma, donc, vecteur d’émotion. L’émotion: ce qui nous émeut, nous meut, nous met en mouvement. Rien d’aussi partagé ni d’aussi personnel que l’émotion: l’émotion qui nous lie et nous distingue, comme nous lient et nous distinguent notre corps, notre existence à l’intérieur de lui, nos angoisses, nos maladies, nos continuelles négociations avec nous-mêmes. Vecteur d’images et de cultures aussi. De cultures, au pluriel. Car la Culture ne saurait se résumer à une culture. Et c’est là que veut intervenir Juliette: elle qui est d’ores et déjà à la fois française et américaine veut aussi entendre la voix de l’Afrique, et voir ses images. «Quand nous parlons de l’Afrique, c’est toujours notre propre voix que nous entendons, les films sur l’Afrique parlent de ce que l’Occident pense, décide...». Alors, quand Abderrahmane Sissako lui demande de devenir vice-présidente de son association, «Des Cinémas pour l’Afrique», dont l’objectif est de promouvoir le cinéma africain en Afrique même et au-delà, elle n’hésite pas une seconde. Pour que l’Afrique se raconte elle-même, davantage, avec ses propres mots, sa propre voix. Et Juliette Binoche s’engage, encore, corps et âme... vient à Genève, donne d’elle-même sans compter, soutient la campagne de l’association en mettant en vente symboliquement, un à un, les fauteuils de la salle Soudan Ciné, le cinéma mythique de Bamako, fermée depuis quatorze ans, afin de réhabiliter cette salle qu’elle veut voir redevenir ce haut lieu de diffusion du cinéma en Afrique de l’Ouest qu’elle était. Ce n’est bien sûr que l’une des actions de l’association «Des Cinémas pour l’Afrique», qui souhaite fondamentalement, selon Juliette Binoche, «créer un autre lien avec l’Afrique en donnant la possibilité à de jeunes africains de devenir cinéastes, afin qu’ils se réapproprient leur voix, leur pensée, leurs images et représentations du monde et puissent les exprimer à travers leurs films. Et participer ainsi à une action qui n’est pas seulement matérielle, même si elle passe notamment par la (re)construction de salles de cinéma, mais une action intérieure». L’action intérieure, mue par l’émotion et relayée par des actions concrètes par cette magicienne de la transformation qu’est Juliette Binoche. Pour qui le cinéma est, au-delà du travail intense qu’il suppose, une respiration, une nécessité.

L’équilibre du présent
Oui Juliette Binoche change le monde, ou pour le moins l’infléchit, en direction de l’émotion. La démocratie de demain sera plus individualiste que populaire, une démocratie de l’émotion, valorisant l’individu et sa singularité. Les années 2010 seront émotionnelles ou elles ne seront pas. Juliette, elle, parle des années de l’équilibre. L’équilibre du présent: «Si on regarde trop le passé ou l’avenir, on se pose souvent de fausses questions. Il ne faut pas trop regarder ni en arrière ni en avant. Si on est constamment dans le présent on est dans le vrai possible de la vie.».

Pour plus d’informations:
www.cinemasforafrica.com



Libre livre
Raisonnable et humain ? d’Axel Kahn


«Sois raisonnable et humain», écrivait le père d’Axel Kahn dans son testament. Raisonnable et humain? (Editions Nil, Paris, 2004), avec raison, pose des questions plutôt que d’apporter des réponses. L’humain ne saurait être qu’en forme de point d’interrogation: quel est le sens de l’existence, quel est le destin de l’humanité? En se posant ces questions, Axel Kahn esquisse son propre chemin, de manière souvent très émouvante, à la fois retenue, explicite et amoureuse: Axel Kahn, un amoureux de la vie, de la liberté, et des femmes. La liberté de l’humain face à ses choix, face à la mort et face à la vie. Et bien sûr, face à la science! Eloge de l’humain (qui seul peut être inhumain), de sa singularité, éloge de la Culture, éloge des femmes aussi.

Puissance féminine
Dans Raisonnable et humain? Axel Kahn parle ainsi de la «puissance féminine». Selon Spinoza, la puissance, émotion joyeuse, donne et rayonne; le pouvoir par contre, émotion triste, prend à l’autre pour s’établir. J’aime qu’Axel Kahn, avec qui j’ai eu le privilège d’interagir à plusieurs reprises, notamment pour défendre en Suisse la place de la recherche génétique, parle de la puissance des femmes, et non de leur pouvoir. Le meilleur indice de développement d’une société, selon Axel Kahn? La place que cette société réserve aux femmes. Ces femmes qui selon lui sont non seulement des «passeurs obligatoires de la vie», mais aussi «de la culture et de la civilisation». Je repense à Juliette, entre autres.

Axel Kahn rappelle encore les contributions respectives des gènes mâles et femelles de l’embryon dans la constitution des petits rongeures: «le féminin prend une part prépondérante dans le développement du cortex cérébral, impliqué dans les fonctions mentales supérieures, alors que le masculin intervient plus dans l’émergence des noyaux cérébraux centraux contrôlant la nutrition, la reproduction et les émotions.» Evidemment, nous ne sommes pas de petits rongeurs, mais... avis tout de même aux hommes qui pensent si souvent que l’émotion est secondaire, qu’elle est essentiellement «un truc de filles» qui ne les concerne pas. La politique, ce domaine qui reste encore fondamentalement masculin, évolue elle aussi vers l’inclusion de la singularité et de l’émotion. La volonté de liberté partagée, de meilleure répartition des ressources et du respect des émotions de chacun prend bel et bien le devant de la scène y compris politique et y compris en Suisse: voir la maladroite initiative Minder, mais dont le moteur est précisément cette question de la répartition des ressources, ou encore le résultat spectaculaire du vote sur les retraites, un vote «émotionnel» paraît-il!

Axel Kahn, un auteur à lire et à relire. Raisonnable et humain ? Ah si nous savions être les deux...


Publié dans l'Extension, le 16 avril 2004

Petit déjeuner à Istanbul - et festival du film

Comme des milliers d'autres visiteurs, je suis à Istanbul pour le Festival du Film, organisé par l'Istanbul Foundation for Culture and Arts et dirigé par Azize Tan. En parallèle, de nombreux évènements, dont une joute verbale entre Ali Kazma et Mario Rizzi - deux artistes que l'on a vus et verra encore à Genève - une joute sur le thème - pourquoi la vidéo d'art ? pourquoi le film d'artiste ? quelle place laissée au spectateur, quelle mission ? - et pourquoi avant tout, l'image mouvante ? Quelques réponses suggérées par ce débat, dont la modératrice, Aysegül Sönmez, journaliste et féministe renommée, vient de publier, en turc et en anglais, une passionnante série d’interviews de femmes, Unjust Provocation. Parce que celle-ci, mieux que toute autre, représente notre temps. Parce que l'image mouvante - vidéo ou film d’artiste - inclut tout, l'histoire, la musique, la littérature, la philosophie, le plaisir, l'image, le mouvement... et conjugue l’ensemble de ces aspects, tout en requérant du spectateur un temps déterminé d’attention visuelle.

Istanbul elle aussi requiert l’attention de ses visiteurs. D’un dynamisme oublié ailleurs : ici tout est en mouvement, tout semble possible, rien n’est figé, il est mille interstices urbains et créatifs où s’infiltrer, l’histoire na pas de fin mais est en train de s’écrire. Istanbul, 15 millions d'habitants et presque autant de chats : une immense image mouvante, comme les flots humains qui la traversent, comme une vidéo qui défile sous nos yeux, un lieu de passage géographique, historique et politique, une culture bouillonnante de créativité, dont témoignent les centres d’art, festivals, biennales, maisons d’éditions, et ces rendez-vous constants, le plus souvent spontanés, entre acteurs pluriels de cette vie culturelle débordante.

Et tout ce monde mange aussi, et très bien ! Dans la rue, jus d’orange pressé frais et marrons grillés. Ou et en attendant, comme tant d'autres passagers, le prochain ferry pour l'Asie, entrer au Namli Gurme. Le self-service le plus exubérant, odorant, haut en couleurs, chaotique et efficace que l’on puisse imaginer... Selon Kutlug Ataman, l'artiste star d'Istanbul - vidéaste et cinéaste - les meilleures olives de la ville. Mais pas seulement : une centaine de variétés de fromages, aubergines, concombres, tomates, poivrons, oignons frais, viandes de mille sortes, tout donne envie, tout est frais, depuis 1929... Pour le café, il est recommandé de passer juste à côté, au Güllüoglu, un autre style - tout est blanc et marron, là, calme et sirupeux, depuis 1871, comme les indispensables sucreries poisseuses et le baklava, servies avec ce café turc qui vous reste crissant entre les dents pour l’heure qui suit... Jusqu’au prochain café turc, donc. Une fois bu et la tasse renversée, Aysegül Sönmez vous prédit l’avenir avec une assurance sans faille. Il paraît que je vais revenir à Istanbul bientôt. Elle a certainement raison...



Publié le 16 avril 2010, dans les Quotidiennes

jeudi 15 avril 2010

Barbara Polla on Geneva


Publié dans The Guardian, avril 2010

lundi 12 avril 2010

De père en fils: are fathers always right?

Pier Luigi Celli, ancien directeur général de la RAI et aujourd'hui directeur de la Libera Università internazionale degli studi sociali, a publié dans la Republica.it, fin 2009, une lettre ouverte à son fils, à propos de son pays, l'Italie. Il confesse en substance : “nous aurions aimé faire quelque chose de ce pays mais nous avons failli.” Et voici ses recommandations : “Quitte l'Italie ! Choisis d'aller la où la légalité, le respect, la reconnaissance du mérite et des résultats, sont encore des valeurs qui comptent. Et prépare-toi quoiqu'il en soit à souffrir”, écrit encore le père. Quand on connaît les Italiens, on peut imaginer ce que lui-même a enduré, comme souffrance narcissique, avant d'en arriver à publier ce message : mon fils, quitte ton pays, il n'en vaut pas la peine. Ce pays n'est plus le tien.

Un autre père désespéré : celui du jeune Nigérian Umar Farouk Abdulmutallab, le responsable de l'attentat manqué de Detroit. Umar Farouk, âgé de 23 ans, séjourne au Yémen après avoir obtenu un visa pour étudier la langue arabe. Lors de son séjour, il semble se laisser entraîner dans le réseau d'Oussama Ben Laden. Son père essaie de le retenir, mais sans succès. Il décide alors d’avertir la CIA elle-même de la radicalisation des positions personnelles et politiques de son fils, et se rend pour ce faire à l'ambassade américaine d'Abuja, la capitale du Nigeria, le 19 novembre 2009. Quand on connaît un peu les pères, on ose à peine imaginer ce que ce père-là a enduré, comme arrachement, pour en arriver à dénoncer son propre fils.

A propos de ce deuxième père, l’International Herald Tribune titrait : Fathers are always right. Les pères peut-être; le désespoir non.
Le désespoir du premier n’est que paravent pour se dissimuler à soi-même la blessure narcissique de l’échec de ses propres valeurs. Le désespoir du second est aveu d’échec, là aussi, cruel échec de ne pas avoir su retenir le fils dans le creuset des valeurs familiales.

Ces deux histoires aux dimensions fort différentes nous posent en fait la même question, celle de la transmission des valeurs, de père en fils. Une question d’une grande actualité. Comment faire, en ces temps de crises et de bouleversements, pour transmettre à nos enfants les valeurs qui nous sont chères et que nous pensons justes ? Je ne vois que deux pistes, qui excluent le désespoir : l’écoute, et l’exemple. Dans l’écoute et dans l’exemple, oui, je veux bien croire alors que Fathers are always right. S’il se mettait soudain à écouter, même Nicolas Sarkozy...


Publié dans les Quotidiennes, le 12 avril 2010