mardi 29 avril 2008

Aujourd’hui l’enfant est sur-protégé, emprisonné dans sa bulle, dans sa vie et dans son monde d’enfant, observé, étudié, filmé, enregistré, suivi. Dans ce contexte, relire Janus Korczak est devenu urgent...

Il y a 130 ans, naissait en Pologne Henryk Goldszmit, qui prit très vite le nom sous lequel on le connaît aujourd’hui: Janusz Korczak, médecin, éducateur, écrivain: Comment aimer un enfant (1919), Quand je redeviendrai petit (1925 – appel à réédition!) et Le droit de l’enfant au respect (1928) sont parmi ses ouvrages les plus importants.

Un 130ème anniversaire de naissance – peut être pas une vraie actualité? Mais le thème de l’éducation des enfants, lui, est toujours d’actualité. Et Janusz Korczak lui-même, plus que jamais. Et pourquoi donc?

D’abord parce qu’il est un modèle inusable d’engagement pour la dignité des enfants. Dans le ghetto de Varsovie, Korczak crée des orphelinats et s’occupe personnellement des enfants, jusqu’à ce jour de 1942 où les nazis viennent les chercher pour les conduire à Treblinka. Korczak dispose d’appuis puissants et on lui propose la liberté. Mais il préfère accompagner «ses» deux cents enfants et mourir avec eux à Treblinka. Certes, il n’aura pas sauvé la vie des enfants. Mais il a changé leur mort - et donc leur vie.

Les enfants de Korczak ne sont pas morts seuls. Ils ont été dignement accompagnés par leur maître. Par ce geste même, Korczak leur aura montré qu’un seul individu résistant peut changer le monde, comme, selon Boris Cyrulnik, une seule main tendue peut changer une vie.

Mais Korczak est plus encore qu’un exemple. Il est aussi et surtout un enseignant. Un enseignant dont nous devrions réétudier les messages de toute urgence, car ils vont fondamentalement à l’encontre de l’air du temps.

Aujourd’hui l’enfant est sur-protégé, emprisonné dans sa bulle, dans sa vie et dans son monde d’enfant, observé, étudié, filmé, enregistré, suivi: on lui retire jusqu’à son espace de vie et de développement, son espace démocratique propre.

Comment être et devenir, dans ces conditions, un être complet, responsable, autonome, capable de vivre en démocratie? L’enfant n’est pas cet extraterrestre que l’on stigmatise aujourd’hui parce que la démographie fléchissante le rend hyper-précieux - non, il est juste, selon Korczak «comme un étranger dans une ville inconnue dont il ne connaît ni la langue, ni les coutumes, ni la direction des rues».

Mais il a tout le reste, et notamment, «Sur le plan des sentiments, il nous surpasse par la force de ses passions auxquelles il n’a pas encore appris à mettre des freins; et sur le plan de l’intellect, il n’a rien à nous envier, il ne lui manque que l’expérience.»
Quand je redeviendrai petite, j’aimerais avoir pour enseignant Janus Korczak, ou l’un de ses disciples…

Publié dans les Quotidiennes

lundi 21 avril 2008

Working Men: prolongation


L'exposition Working Men est prolongée jusqu'au jeudi 15 mai 2008.

www.working-men.org

lundi 7 avril 2008

Luciana Ravanel, une femme qui aime la couleur de l’exploit

Rares sont les femmes qui construisent le monde. Les femmes architectes - comme tant d’autres femmes qui abattent constamment les limites que nous nous sommes nous-mêmes données - éveillent ma curiosité et mon admiration.

Telle Luciana Ravanel, figure incontournable de l’architecture d’aujourd’hui quand bien même elle n’est pas architecte, mais créatrice de liens, «passeur» entre maîtres d’œuvre et maîtres d’ouvrage, entre privé et public, entre architectes français et internationaux, passeur aussi entre l’histoire et l’innovation, entre le concret et le livre.

Par amour du livre

Essentiel, le livre: elle en publie une dizaine par années, et dans ses bureaux de Saint-Germain, avant même de me présenter son parcours, elle me montre le dernier, ou plutôt me le fait sentir: le livre, ah l’odeur du livre… «Un livre, c’est ce contact physique essentiel, un outil plus qu’une consécration, à la fois une aventure et une histoire commune. J’aime les livres qui gardent un petit goût d’inachevé, que l’on pourrait reprendre dix ans après pour raconter la suite de l’histoire, raconter ce que sont devenus les bâtiments présentés alors pour la première fois… J’adore les histoires et j’adore les raconter, orchestrer des auteurs, des graphistes, des traducteurs, chacun avec ses contraintes très précises - ce qui est terriblement excitant c’est que tout ce beau monde arrive à la fin un même objectif…» Et elle hume le livre, encore, cet irremplaçable instrument de passage.

Relever des défis

Alors que Luciana Ravanel connaît l’architecture mieux que quiconque, elle est méconnue en Suisse (pour les raisons, voir ci-dessous). C’est en Suisse pourtant qu’elle a fait ses premiers pas, comme étudiante d’abord, à HEI, comme tant de personnalités remarquables, puis comme jeune collaboratrice de la Mission Interministérielle pour la Qualité Architecturale des Constructions Publiques à l’époque de Giscard d’Estaing: là encore, elle avait choisi la Suisse comme terrain d’études. Elle deviendra ensuite Directeur de l’Institut Français d’Architecture, de 1988 à 1998, date à laquelle elle quitte le secteur public pour créer sa propre entreprise, ANTE PRIMA Consultants.

Un défi considérable que cette femme entreprenante de nature et de famille, chef d’orchestre dans l’âme, relève la tête haute: elle conseille et coordonne désormais tous les intervenants de la construction, y compris les architectes les plus connus. Il est vrai que le défi, elle l’a appris toute jeune. Les téléphériques de Cervinia, le tunnel du Mont Blanc, les funiculaires siciliens; l’œuvre de son oncle (le visionnaire) et de son père (l’entrepreneur): «ensemble ils formaient un couple redoutable!» jubile-t-elle. «On faisait toujours le plus compliqué possible, cela donnait la couleur de l’exploit…»

Luciana Ravanel aime les défis. Professionnels comme privés: dans tous les domaines, elle vit la contrainte comme un stimulant extraordinaire. Elle se souvient, quand elle est allée négocier son premier salaire au Ministère de l’Equipement et qu’elle s’est entendue dire, «mais enfin Madame, vous n’êtes qu’un salaire d’appoint…» Divorcée avec deux enfants à charge, elle se souvient… «Cher Monsieur, vous faites erreur…». Mais «cela donne des ailes, quand on a autant de handicaps au départ». Dans la vie comme en architecture: la plupart des architectes lui ont toujours dit que sans contraintes majeures, ils n’arrivaient pas à s’engager complètement dans un projet. Quand tout est trop simple ce n’est pas excitant… et cela ne stimule pas la performance. La contrainte, Luciana Ravanel l’a toujours vécue comme une source de créativité, et en fin de compte, comme une porte ouverte sur la liberté.

L'architecture ouverte

Luciana Ravanel est l’amie des plus grands. Nous n’en citerons que quelques-uns. Rudy Riciotti, «rital» comme elle, ayant étudié à Genève comme elle, choisit l’architecture passionnelle, voire paroxysmique, entre tension et fragilité, une architecture qui bannit le neutre, à jamais; le japonais Kengo Kuma, lui, veut «effacer l'architecture» et la rendre transparente à elle-même; le français François Roche, «ami anticonformiste de longue date, toujours capable d’anticiper sur son époque», imagine en Suisse un musée de la glaciologie, issu de la transformation saisonnière, mettant en évidence les flux, les transferts de l’eau comme matière constitutive d’un écosystème et de son architecture ; 5+1AA, les génois Alfonso Femia et Gianluca Peluffo, que l’on pourra voir cet été à Zurich dans l’exposition «Italy Now – Country Positions in Architecture » s’engagent pour une « urbanistique sentimentale », riche de la mémoire portuaire et industrielle, mais intégrée dans le paysage contemporain ; et encore Jacques Ferrier, chantre de «la poésie des choses utiles», ces «choses utiles» que sont les très hautes tours notamment… La Terre en effet, en a bien besoin, de ces très hautes tours. Si 45% des humains vivent aujourd'hui déjà dans les régions urbaines, en 2025, 5 milliards d'individus sur 8 vivront en ville. Si nous voulons conserver la Terre, il nous faut des mégacités qui par leur verticalité même préviennent leur propre prédation écologique. «Chose utile»: l’harmonie entre l'habitat de l’homme, vertical, et la nature, horizontale, grâce à la ville, et non plus malgré la ville.

De par ses multiples interactions avec ces architectes à la fois visionnaires (on parle d’architecture théorique) et concrets, mais toujours ouverts sur le monde, Luciana Ravanel peut poursuivre l’un de ses objectifs les plus chers: faire se rencontrer le meilleur de l’architecture française avec celle de l’Europe et confronter entre elles les différentes pratiques des architectes du monde. Parmi les moyens qu’elle a mis en œuvre pour réaliser cet objectif, il y a bien sûr les livres – mais aussi l’organisation de colloques tel celui de Lézigno qui réunit annuellement non moins de 250 personnes du domaine… malheureusement, très peu de Suisses. Une fois de plus, dans le développement d’une approche européenne, en l’occurrence de l’architecture, nous ne pouvons que constater à regret que la Suisse s’exclut elle-même et que tous les accords bilatéraux imaginables ne pallient toujours pas à l’absence suisse dans le concret du concert européen.

Projets européens

Luciana Ravanel le regrette aussi – mais ne s’arrête pas là. Ses projets d’avenir sont définitivement européens. L’un de ses préférés, la réorganisation du site de Venaria Reale, ou comment un magnifique palais restauré peut s’intégrer dans la ville, cohabiter et s’allier avec elle, comment la restauration patrimoniale peut favoriser une urbanistique contemporaine organiquement liée à l’histoire. Luciana Ravanel est convaincue que «Le lien historique avec les splendeurs du passé est très important pour un développement urbain, économique et social opportun.» Celle qui s’insurge continuellement «contre le mauvais goût et la médiocrité» a sans aucun doute raison. Nous la retrouverons donc à Lézigno (Béziers), en mai, pour un colloque intitulé… Inopportunismes.

Publié dans Les Quotidiennes, le 7 avril 2008