Il y a quelques jours, L'Homme qui Marche a été vendu à Londres 65 millions de livres sterling, record mondial pour une œuvre d’art vendue aux enchères, depuis la vente du tableau de Pablo Picasso intitulé « Garçon à la pipe », qui avait été adjugé à 58 millions de livres en 2004. Alors forcément, on reparle du marché de l'art... J'évoquais il y a quelques jours dans ces colonnes les modifications des comportements d'achat des "petits" collectionneurs. Il s'agit ici, pour cette oeuvre magnifique de Giacometti (estimée avant la vente à 3 fois moins que la somme à laquelle elle a été achetée, soit entre 12 et 17 millions de livres) d'un "grand" collectionneur, si tant est que "grand", qualifiant collectionneur, signifie avec de grands moyens. Grand donc, et anonyme. Mais qui sont ces "grands collectionneurs" qui peuvent acheter ce genre d'oeuvres à ces prix-là, ces pièces que même les musées auront de la peine même à emprunter vu l'anonymat de l'acheteur ? Un russe... souffle-t-on en coulisse. Peut-être, mais cela ne nous renseigne pas sur ses motivations premières, même si la beauté et le sens de cette oeuvre ne sauraient lui avoir été indifférents. L'Homme qui Marche, en effet, c'est nous. C'est nous qui avançons, envers et contre tout, à rebours du bons sens souvent, mais qui avançons malgré tout, dans notre vie, dans nos actions, debout, dynamiques et sidérés à la fois. L'Homme qui Marche, c'est le destin humain. Oui une oeuvre impressionnante, émouvante par sa taille, sa forme, par ce qu'il nous dit, l'Homme, en passant. Et même si Nadia Schneider, conservatrice pour les XXe et XXIe siècles au Musée d’art et d’histoire de Genève, et commissaire de l’exposition Alberto Giacometti au Musée Rath à Genève, a certainement raison quand elle dit que "Les prix du marché n’ont rien à voir avec la réalité de l’art. C’est presque un monde à part, avec ses propres lois.", la beauté saisissante de l'oeuvre résiste, et c'est heureux, même aux délires du marché.
Nombreux sont les commentaires sur les effets de cette vente sur le marché de l'art. Ces prochaines semaines, d'autres ventes nous attendent. Peut-être pas "nous", mais par exemple, lit-on quelque part, la famille Lauder (Estée Lauder, les cosmétiques) pour une oeuvre de Klimt ; et d'autres pour Lucian Freud, Yves Klein, Lucio Fontana, Peter Doig, Willem de Kooning, Gerhard Richter, Andy Warhol, Max Ernst, Jean Arp... A voir cette liste, nous sommes sans aucun doute bien loin de l'art contemporain non encore coté et de son marché propre, et la question de savoir si et comment la vente de L'Homme qui Marche pourrait affecter ces marchés-là reste ouverte. La fonction de "valeur refuge" de l'art classique et moderne, elle, ne se transmet pas facilement à l'art créé aujourd'hui même. Peut-être cette vente influencera-t-elle aussi les "petits" collectionneurs à acheter des oeuvres à cinq ou dix mille euros, en se disant que demain, ils pourront les revendre mille fois plus cher... On peut toujours rêver.
Mais d'ores et déjà l'on peut dire qu'un tel évènement ouvre plus grandes encore les portes de intérêt du public pour l'art. Les records toujours, éveillent la curiosité... et dimanche en fin d'après midi, les escaliers du Musée Rath à Genève, pour les derniers jours de l'exposition Giacometti, étaient noirs de monde. Un public qui y verra aussi un homme qui marche, dans sa version de 1947, un homme davantage encore en crise, cherchant son chemin, moins hiératique peut-être que celui de 1961 - mais le chemin d'une vie et de la création est long et la marche sans fin...
L'Homme qui Marche date de 1961, à cette époque Giacometti avait probablement les moyens de payer ses repas au restaurant (en 1962 il remporte le grand prix de sculpture de la Biennale de Venise). Mais la plus jolie morale de cette histoire, c'est probablement celle-ci : que tous les patrons de bistrot acceptent des oeuvres en échange de repas de tous les jeunes artistes désargentés qui passent, ils s'appelleront peut-être Giacometti demain...
Publié dans l'AGEFI, le 15 Février 2010.
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