vendredi 21 décembre 2007
Les hommes, les femmes, et les voitures...
Le véhicule une fois construit, le retour dans l’utérus passe du rêve à la réalité. Mais pas trop vite… il faut prolonger la frustration. Le refus du permis de conduire aux adolescents ? Une stratégie supplémentaire pour leur faire ressentir plus profondément encore le manque d’automobile. Il faut le mériter, le retour dans l’utérus, faire preuve de patience et de majorité. Mais une fois acquis, alors la portière claque, aussi sèchement que les ciseaux de la sage femme lorsqu’elle coupait le cordon ombilical. Et pour actionner le véhicule retrouvé, un manche à vitesse forcément phallique. Mon phallus actionne mon véhicule. Juste retour des choses.
Et pendant que les hommes se construisent et habitent des utérus déterritorialisés, nous les femmes, continuons à servir de véhicules : au suivant ! Nous sommes nous-mêmes le moyen de transport rêvé, idéal et parfait, le plus sophistiqué et le plus efficace qui soit : pourquoi donc chercher autre chose ? Que les hommes s’amusent, s’ils le souhaitent, à nous reproduire à l’extérieur de nous-mêmes. Nous les regardons faire, en souriant. Ils sont touchants, vraiment, de nous aimer au point de nous re-produire, encore et encore.
Mais, me demande un ami, et le moteur, alors ? Le moteur qui fonctionne, qui tourne, qui vrombit, le moteur parfait - elle fonctionne comment, là, ta comparaison avec l’utérus ?
Le moteur, en effet, ce n’est pas l’utérus. Les hommes ne sont pas idiots. Ils savent faire la différence entre la carrosserie carressable, l’intérieur luxueux, les sièges moelleux, et le moteur. Le moteur, c’est autre chose, bien plus important encore. Le moteur, c’est la vie-même.
Nous, les femmes, sans effort et parfois même sans conscience, nous avons pourtant l’exorbitant privilège d’être porteuses d’un magnifique moteur de vie enfoui dans notre ventre. Comme dit le dicton, cinq minutes de plaisir, neuf mois d’attente, un de plus à table. Neuf mois d’attente, pendant lesquels nous nous parons de magie et réclamons tout ce qu’il est possible de recevoir comme attention, comme dévotion, comme admiration. Nous voulons être admirées pour quelque chose qui n’est ni le fruit de notre intelligence, ni celui de nos efforts, ni de notre créativité maîtrisée, pour quelque chose que nous n’avons pas choisi et sur quoi nous n’exerçons aucune action, nous voulons être cajolées pour la seule survie de l’espèce. Le moteur de la vie tourne, il tourne tout seul, bientôt d’ailleurs nous n’aurons même plus besoin du manche. Nous n’avons rien d’autre à faire qu’à attendre le suivant. Et si souvent en effet, nous ne faisons rien d’autre que d’attendre le suivant, puis attendre encore, pour les garçons, qu’ils construisent leur utérus externalisé, et pour les filles, qu’elles réalisent comme nous le bonheur d’être femme. Car seules les femmes peuvent être mères… il suffit d’attendre.
Les hommes, eux, n’attendent pas. L’angoisse n’attend pas. Ils vivent cette frustration à la fois terrible et magnifique : ils n’ont pas de moteur. Alors, autant nos privilèges nous rendent passives, autant leur désespoir les rend actifs. Pas de moteur de vie dans le ventre ? Eh bien, qu’à cela ne tienne, ils en construiront, des grands, des petits, des minuscules, des moteurs dont le bruit délicieux leur rappelle les bruissements intrautérins mais qui désormais ne dépendent que d’eux, des moteurs dont le bruit assourdissant couvrira enfin le souvenir déchirant de leur premier et définitif hurlement. Et bientôt, ils construiront des moteurs de vie, la bioinformatique est à portée de main et les machines-ordinateurs deviennent déjà, dans le secret des laboratoires des technologies du futur, capables d’écouter, d’échanger, de s’auto-réparer et bientôt de se reproduire.
J’aimerais être impliquée dans la construction du monde. Pas seulement dans sa perpétuation. J’aimerais moi aussi construire les voitures de demain, les bio-ordinateurs d’après-demain, les autoroutes, les viaducs, les aéroports pour avions solaires ; j’aimerais m’envoler sur Vénus et sur Mars dans une fusée dont j’aurai moi-même conçu la spatiotemporalité à ma mesure. Je ne veux plus, toujours, me laisser transporter comme un bébé. Je veux remercier le monde de m’avoir accordé le merveilleux privilège d’être le véhicule de base en en construisant d’autres, plus efficaces, plus moelleux, plus doux et surtout plus durables.
Quand les hommes construisent, achètent, conduisent et entretiennent leur voiture, c’est à chaque fois (ou presque) une déclaration d’amour immémoriale faite à la femme – si tant est que la mère n’existe pas sans la femme. Ou presque ? Lorsque l’amour n’est pas retourné, il peut parfois se tranformer en une déclaration de guerre : le véhicule maternel m’a jeté ? Eh bien je me construis le mien, et voilà, je n’ai plus besoin de personne. D’aucune femme. « Ma Corvette » – me disait un ami – « c'est tellement mieux qu'une femme. Le même plaisir à l'accélération, la même jouissance dans la vitesse, mais à la fin, quand je la mets au garage, et elle me fiche la paix, je n'ai pas besoin de l'écouter, ni de lui parler, ni d'aller me promener avec elle sur la plage la main dans la main et ses cheveux dans le vent. »
Pire, parfois encore, cette rancune à l’égard de la femme-véhicule va si loin que certains en viennent à vouloir, symboliquement, lui faire exploser l’utérus. Les terroristes à la voiture piégée ne font rien d’autre. Ils introduisent à l’intérieur du véhicule des phallus de dynamite. Et la voiture explose. Fin de l’histoire. Enfin vengé.
A paraître dans Intersection
mercredi 19 décembre 2007
Mon petit Mari, le Nouvel Age – ou de la taille des hommes et de celle de leur sexe
Deux romans récemment publiés, l’un, Mon petit Mari (Grasset 2007), d’un auteur fort admiré en Suisse romande, Pascal Bruckner, et l’autre, Le Nouvel Age (Le Grand Miroir 2007) d’un auteur plus connu pour son engagement dans l’art contemporain que pour ses romans, Paul Ardenne, traitent tous deux, sur un mode assez différent - la tragi-comédie contemporaine pour Bruckner, le roman moderne intello-trash pour Ardenne – de la position de l’homme, ou plus exactement du mâle, au tournant de ce siècle.
Pour Bruckner, il est minuscule. A peine un petit soldat de plomb. «C’est d’abord une histoire de taille», dit Bruckner, «Mon Petit Mari, c’est l’histoire de la prédominance des grands, de leur domination sur les petits». Mais c’est aussi une farce sur le couple, sur la confiscation de la liberté qu’il ordonne, sur le patriotisme viril à la dérive, sur ces hommes qui se laissent volontiers dominer dans le couple et qui ne s’en trouvent que mieux.
La transformation de la femme en maman, cette femelle universelle qui tout à la fois génère et déplore la perte de la virilité «domestique», son surinvestissement compensateur à l’extérieur et l’irresponsabilité de l’homme nouveau, blame son compagnon de n’être pas à la hauteur quand bien même elle fait tout pour le diminuer, et nous rappelle avec acuité le travail de sape de la masculinité d’une Sophie Calle et de ses compagnes d’infortune (Christine Angot exclue).
Quant à l’homme, dit Bruckner, pas de chance, «même quand il est opprimé il est encore oppresseur - ou alors une victime vraiment ridicule». Heureusement, la fin inventée par Bruckner est lumineuse: finalement il suffit, pour ne pas être un petit mari, de ne pas choisir une grande femme – il en est tant de petites… Plus aucune chance désormais pour celles qui mesurent plus de 165cm.
Quand au Victor de Paul Ardenne, il n’est guère plus victorieux.
Le pauvre Vic rêve d’une société de l’harmonie - celle «préfabriquée par les charlatans de la réunification humaine» -, mais sans arriver à la trouver dans sa propre existence. Non seulement «il bouffe et grossit en conséquence, mais de plus, il ne bande plus.» En tous cas plus dans le cadre de son couple qui se devrait pourtant d’être harmonieux.
Rares sont les hommes qui abordent ainsi de plein fouet cette problématique pourtant quotidienne. Problématique qui plus est escamotée dans ce cas, car cela indiffère à Madame (Madeleine): une autre manière de diminuer le mâle. Victor développe alors des stratégies alternatives: il rencontre des femmes actives, avec lesquelles il adopte une attitude clairement passive d’homme objet servile et heureux de l’être.
Elle choisit l’hôtel, le jour, la position – quand bien même les deux qui intéressent Vic sont symptomatiques: d’une part le sexe oral, «étouffoir métaphorique de la parole féminine», commente Ardenne, et d’autre part le sexe anal, qui abolit lui aussi la puissance féminine dans la mesure où celle-ci, contrairement à celle masculine, est fondamentalement puissance d’absorbtion et non pas d’émission. Contre nature. La fin est sans espoir… mais ne se laisse pas dévoiler.
Bonne lecture à toutes celles qui s’intéressent aux désastres des hommes, qui sont forcément aussi les nôtres - les désastres donc, pas les hommes, car finalement, comme nous, ils n’appartiennent qu’à eux-mêmes.
Publié dans les Quotidiennes le 7 décembre 2007