Stig Dagerman est l'écrivain le plus aimé de la jeunesse suédoise des années 1940. Anarchiste, "politicien de l'impossible" selon ses propres mots, auteur de L’enfant brûlé et du Condamné à mort, Stig Dagerman a 30 ans quand il écrit les douze pages de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (Actes Sud). Puis il s'arrête d'écrire et le 4 novembre 1954, il s'enferme dans son garage et se suicide en laissant tourner le moteur de sa voiture.
Pourquoi les écrivains se suicident-ils plus que les autres ? Que cache le suicide "littéraire" ? Si tant est que l'écriture est fondamentalement une mise en forme de l'existence, comment poursuivre quand on s'arrête d'écrire, parce que l'inspiration n'est plus - comment exister sans les mots, ces mots qui restent même quand l'amour n'est plus, sans leur beauté, sans le défi qu'ils nous posent, à chaque instant ?
Dagerman se dit traquer la consolation, comme le chasseur traque le gibier. Et se retrouver avec entre les bras, "puisque je suis poète : un arc de mots que je ressens de la joie et de l'effroi à bander".
"Où est la forêt où l'être humain puisse prouver qu'il est possible de vivre en liberté ? se demande encore Dagerman. Je suis obligé de répondre : nulle part. ... Et mon pouvoir est redoutable tant que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde. ... Mais ma puissance ne connaîtra plus de bornes le jour où je n’aurai plus que le silence pour défendre mon inviolabilité, car aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant."
"Telle est ma seule consolation", poursuit Dagerman. "Le souvenir du miracle de la libération me porte comme une aile vers un but qui me donne le vertige : une consolation qui soit plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre.”
La raison de vivre ? La vie elle-même. Les premiers jours de novembre 2009, j'émerge d'une intervention suite à un accident de circulation dans lequel j'ai cru mourir. Mon amie de coeur, Ornela Vorpsi, m'avait apporté de Paris, quelques jours plus tôt, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. J'aurais aimé partager avec Stig Dagerman la liberté et le bonheur infini d'être encore en vie. Alors je lui ai écrit, avec mon arc de mots.
Cher Stig Dagermann
Je lis enfin votre texte « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier , et ceci au moment même ou j’écris par ailleurs que le suicide garantit certes l’ultime liberté de l’homme, mais ne le fait que comme une vraie « garantie », c’est-à-dire de celles que l’on n’utilise jamais. Et qui restent donc, pour toujours, « garanties ». Parce qu’il me semble que c’est l’idée et la contemplation du suicide qui garantissent la liberté humaine de vivre, bien plus que l’acte de se suicider. Le suicide ne garantit plus rien une fois qu’il est consommé. Il me semble qu’il en va du suicide comme de certaines œuvres d’art parmi les plus mystérieuses, ce carnet intime de Roland Herzog emmuré dans une boîte de plexiglas – quels secrets contient-il ? - ou encore cette pièce de Eva Marisaldi : deux films dans leurs boîtes. Quelles images y sont imprimées ? Y a-t-il seulement des images imprimées sur ces pellicules ? Toute tentative de réponse annihilerait la question même, l’œuvre en elle-même. Comme le suicide annihile la vie, et donc la question de la liberté vivante.
Au début de votre texte - j’avais deux ans alors que vous l’écriviez – vous semblez hésiter entre la recherche, voir la traque avide, d’une consolation possible, « une consolation qui illumine » - et le désespoir de ne pas pouvoir obtenir ce que vous désirez : « confirmation que mes mots ont touché le cœur du monde ». Vos mots ont touché le coeur du monde, Stig Dagerman, et le touchent encore, alors que vous êtes désormais dissous en lui. Et pourtant, je sens votre chaleur, tout proche, vous auriez aujourd’hui quatre-vingt six ans, et nous pourrions vire ensemble longtemps encore, dans « notre propre élément ». Cette absence d’un élément propre à l’homme qui vous semble rendre la liberté hors d’atteinte – « Thoreau avait encore la forêt de Walden » - je ne la ressens pas : notre élément, à nous humains, c’est l’humain même - et donc la ville, puisque c’est bien de la ville, la ville comme forêt humaine, que l’homme s’est fait son élément, avec ses couches infinies de solitudes juxtaposées. Oui, le milieu de l’homme que vous pensez avoir perdu, c’est l’homme lui même, ce milieu ne peut être que la ville et l’homme avec l’homme. Pour moi, Paris.
Vous recherchiez pourtant – et sembliez apercevoir – une raison de vivre : « …plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, une raison de vivre. » Votre texte se termine sur ces mots : une raison de vivre. En ce qui me concerne, je ne vois aucune raison de vivre, si ce n’est la vie elle-même. La chaleur à l’intérieur de nos corps, notre présence à nous-mêmes, notre salive tiède dans notre bouche, le fonctionnement de nos organes, les battements de nos cœurs humains – ce rythme assourdissant, ce vacarme qui remplit le monde d’un silence extérieur identique et unique - ce bruissement de la vie en nous, la pensée. Il n’est pas de raison de vivre, aucune nécessité, aucun but. Il n’est que la chaleur de vivre.
Mais au-delà de la chaleur, vous placez la liberté. Parce que sans la liberté l’homme n’est pas, fût-il chaud ou froid. Et pour garantir la liberté, le suicide. Mais si je puis manipuler le concept que le suicide représente l’ultime liberté, l’ultime choix de l’homme libre - celui de refuser de vivre - si je puis jouer avec cette idée, je ne me sens par contre pas capable de l’éprouver : ni la ressentir, ni la mettre à l’épreuve. Au-delà même de cette liberté qui m’est pourtant aussi chère, aussi indispensable qu’à vous-même et qui définit l’ être humain, il m’a toujours semblé, en amoureuse inconditionnelle de la vie que je suis, fascinée par sa puissance et sa fragilité combinées, par son unicité, que notre bien le plus précieux était, encore une fois, la vie elle-même.
Mais ne disiez-vous pas la même chose en fait, lorsque vous affirmiez que la littérature que vous appeliez de vos voeux était celle qui luttait « pour les trois droits imprescriptibles de l’être humain, la liberté, la fuite et la trahison… le droit de fuir le futur champ de bataille… » Fuir le champ de bataille : pour la vie.
La vie serait-elle alors la seule et ultime limite à la liberté humaine, dans sa durée déployée devant nous ? Si le choix du suicide peut être une liberté, il ne l’est que dans l’instant. Or notre humanité – notre liberté donc – nous l’exerçons dans la durée de l’existence qui nous est donnée, cette durée déployée devant nous. Et je ne parle pas de temps, je parle bien de durée. Car je suis entièrement en syntonie avec vous sur ce point, Stig Dagerman, le temps n’existe pas. Notre vie se déroule dans un espace, un espace qui nous est ouvert entre notre naissance et notre mort, comme l’espace infini qui peut séparer deux astres qui ne se verront peut-être jamais ou l’espace minuscule qui sépare deux galets sur la plage. La fulgurance n’est pas dans le temps, elle est dans l’espace. Dans le temps il y a la performance – ou plutôt, contre le temps – dans un combat toujours perdu d’avance. Le lever du soleil, le saut du cabri, dites vous, ne sont pas des performances. Ils sont hors du temps, hors d’atteinte, substance de la vie. La fulgurance de l’amour elle aussi est hors du temps. Comme vous avez raison quand vous dites que « peu importe que je rencontre la beauté l’espace d’un instant ou l’espace de cent ans. » L’essentiel ne se mesure pas. L’essence s’éprouve.
Et c’est là que j’aimerais vous prendre en défaut de votre propre discours : le suicide est du domaine de la performance, pas du lever du soleil, ni du saut du cabri. Le suicide est du domaine de la performance que vous condamnez pourtant… et il dément votre propre argument, de la non-existence du temps, puisque qu’il se produit à un moment donné – donné par le suicidé, et non pas par la vie. Il est performance et non fulgurance. Et vous qui affirmez que « Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie », vous devez bien admettre que le suicide, lui, propose - pire, impose – un ancrage temporel de la vie comme de la mort.
La mort une fois atteinte ne permet plus à la liberté humaine de s’exprimer, cette liberté modeste qui se niche dans chacun de nos gestes, de nos paroles, de nos choix quotidiens, si minimes fussent-ils. Ma liberté future, celle de l’instant suivant, je ne puis l’exercer que si je suis en vie. Le respect de la liberté semble alors exiger de laisser le choix de sa propre fin - la fin de la liberté - à la vie elle-même. La vie comme cadre dans lequel cette valeur fondamentale qui nous rend humains, à savoir la liberté sous toutes ses formes, parole, action, création, et la liberté de penser avant tout – peut encore s’exercer. Et si comme vous le dites, la seule consolation qui soit bien réelle, c’est « celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, à l’intérieur de ses limites » - alors la seule consolation, encore une fois, c’est la vie, car ce n’est que dans ses limites que nous pouvons situer les nôtres. La mort est le contraire même de l’inviolabilité de l’individu : elle est dissolution. Le doux vacarme du corps humain devient silence. Certes, sans ce silence la musique ne s’entend pas (vous qui étiez aussi compositeur…) et sans la mort l’existence n’a pas d’espace. Mais à propos de silence, vous parlez pourtant bien du silence vivant , n’est-ce pas? Ce ne saurait être par hasard. Le silence est peut-être plus fort que les mots, plus fort que les images même, le silence pour défendre votre inviolabilité, mais vous dites bien « qu’aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant » ? Seul le silence vivant nous intéresse, n’est-ce pas. Le silence de la mort est morne et contraint. Le silence vivant, lui, résonne de sa musique tue.
Stig Dagerman, vous n’êtes pas encore mort, je vous entends, je vous parle, j’espère vous convaincre, vous et tous mes bien-aimés, Primo Levi, Cesare Pavese, Marina Tsvetaïeva, et vous tous, qui avez cédé – oui cédé j’ose le dire mes bien-aimés – à la dernière poupée russe dont vous parlez, Stig Dagerman, celle de la dépression, au fond de laquelle se trouve un poison une lame de rasoir une corde un escalier un grand trou noir. Je reste convaincue que ce que vous recherchiez, tous, c’est une autre vie, une consolation… mais non pas la mort. Notre besoin de consolation est impossible à rassasier par la mort.
Et puis, jaimerais évidemment m’entretenir avec vous de Spinoza. Longuement…. Pourquoi n’avez-vous pas eu recours aux enseignements du Maître ? Pourquoi cette peur, d’avoir perdu votre talent ? Pourquoi n’avez-vous pas trouvé en vous votre conatus, vous sembliez si proche pourtant de l’effort constant pour éprouver la joie – le saut du cabri, une caresse sur la peau, le spectacle de la mer – comme seule source de consolation ? La consolation que vous recherchiez, Stig Dagerman, était en vous, dans votre effort – que ce soit d’écrire ou de garder le silence, peu importe - mais dans votre effort constant d’imaginer et trouver ce qui est cause de joie, pour vous, d’imaginer et trouver ce qui détruit votre tristesse. Est-ce le désir qui vous a manqué, lui qui ne me quitte jamais et dont Deleuze disait, il ne manque de rien ?
Le désir vous aura manqué peut-être, ou fut-il dévoyé, son but ayant pris la place de sa physiologie, qui est processus - rythme dans lequel le but se fond. Mais vos mots ont touché le cœur du monde. Votre silence aussi. Et cette question rémanente, lancinante – à quoi sert ma vie ? A rien, n’est-ce pas, si ce n’est à son propre processus, à sa propre musique.
Mais à rien définitivement, si vie il n’y a pas. Stig Dagerman, revenez vous asseoir encore, aux côtés d’Anita Björk, et faites encore « semblant »… comme dans ce poème du 23 février 1954 :
Un jour par an on devrait faire semblant
que la mort aille s’inscrire au chômage,
que nul ne puisse plus perdre son courage,
que personne ne soit tué pour quelques francs.
Les catastrophes dormiraient calmement,
à leur hôtel, jusques au lendemain.
Nul sur son frère ne porterait la main,
nul ne quitterait ce monde volontairement.
…
Semblant de résister, semblant de désirer, pour que nous puissions encore réchauffer nos propres vies de vos mots – ces mots qui ont touché le cœur du monde. Vous n’avez jamais fait semblant.
Barbara Polla, le 4 novembre 2009
Publié dans Choisir, Avril 2010.
mardi 20 avril 2010
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2 commentaires:
voilà un article bien créaliste - belle journée
http://crealisme.hautetfort.com/archive/2010/03/28/manifeste-du-crealisme-francais-anglais-espagnol-italien.html
J’aime votre postulat 8. Qui dit que : Le créalisme est une politique du Réel en tant que co-création en devenir, où le sujet cohérent-actif occupe une place co-centrale avec l'harmonium cosmique, où l'imagination, la passion, la volonté, l'art, le désir, l'amour redéfinissent sans cesse, au présent et en acte, les conditions de possibilité d'une vie désaliénée, d'une existence libre.
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