dimanche 30 novembre 2008

Paris – Buenos Aires et retour

Envol érotique

L’avion roule sur la piste. Airbus 319. Il tourne, tout en souplesse, de cette souplesse particulière des grands. Je me laisse aller, je me laisse bercer. Je regarde par le hublot, tous ces avions qui attendent et qui tournent, qui roulent doucement comme d’énormes lions repus et paresseux qui attendent d’avoir digéré leur plein de fuel pour porter à nouveau leur attention aux femelles qui les entourent et choisir celles qui les sortiront de leur feinte torpeur. Les Boeing 747 avec leur double pont sur le devant seulement, renflement voluptueux et prometteur, regardent de haut les Airbus 321 en version allongée. C’est étrange, tous ces avions qui tournent sur le tarmac : immaculés et luisants. Quelqu’un a dû effacer pendant la nuit ou repeindre en blanc toutes les inscriptions indiquant habituellement leur appartenance à des compagnies ou des nations. Désormais anonymes, affranchis et libres de leurs mouvements, ils s’envolent sans contrainte ni d’espace ni de temps.
Après de longues et délicieuses minutes de préliminaires pendant lesquels la douceur du roulage n’est troublée que par les délicats soubresauts du félin, le moteur soudain se met à gronder à plein volume, évoquant la puissance sauvage du désir retenu. L’avion bouge pourtant à peine. Le grondement s’amplifie : l’animal va s’élancer, il s’élance, dans un rythme désordonné d’abord - l’A319 s’érige, s’élève devant, puis au moment précis de l’envol, le rythme devient régulier, sans rien perdre de sa puissance, le mouvement parfaitement maîtrisé. La machine s’horizontalise dans les airs. Accélération, envol, acmé. Lorsque l’avion arrive à l’hyperbole de sa courbe, j’ouvre les yeux et regarde à nouveau par le hublot. Je me laisse couler au creux de mon fauteuil comme si je me lovais dans l’immense nappe crémeuse et veloutée qui soutient l’appareil en vol. Et je m’endors… Il n’y a personne dans le fauteuil à côté de moi et je puis impunément déguster mes rêves qui flottent comme une énorme voile gonflée par un vent aussi spatial que le vaisseau. Le calme revient, j’entrouvre les paupières pour regarder les autres passagers, je les vois lire, parler, regarder des images, comme si rien ne s’était passé. Le B747 suit puis dépasse : plus long à décoller, mais plus efficace dans l’horizontal. Avec toujours cet arrondi fastueux qui ne s’effondre jamais sur lui-même, même en croisière.


Retour sur terre

Des heures plus tard, le B747 amorce sa descente. Nulle effervescence, le calme de la plongée. Nuages épais, blanc nacré, ivoire, océan de douceur, perte de vitesse, apesanteur évanouissement désafférentation oubli de soi. Je perds pied, enrobé noyé immergé dans la douceur. L’avion pénètre avec délicatesse dans la marée nacrée. Absorption, abandon, délice. Je ne sais plus où je suis, au milieu d’un monde de mollesse et de tiède tendresse, quant au Boeing, il se laisse caresser par les nues, son extrémité avant s’y désintègre, il n’existe plus, seul existe le rapport à la matière, sa coque se gélifie, elle devient transparente, il n’est plus dans l’épaisseur même des nuages : il est devenu, lui-même, nuage.
Mais la déchirure guette, celle des nuées : des éclats éblouissants de lumière la traversent, la pénombre tiède est perdue à jamais. Aveuglement. L’euphorie organique se termine comme à chaque naissance, par le pire des chocs, celui de l’arrivée sur Terre. J’ai envie de hurler, mais il n’y a pas d’autre issue que la sortie par la porte avant de l’avion, aussi étroite que celle de la vie. Le temps volé est hors d’atteinte, le Pampero souffle froid, je dois respirer et me mettre à marcher, bien droit, sur ce tarmac que je n’ai pas vraiment choisi. Je dois désormais suivre les autres passagers, dans le même traumatisme, et en faisant semblant, comme eux, que je maîtrise la souffrance. Jusqu’au prochain départ… vite, un avion, encore… ou jusqu’au retour, Paris, Charles de Gaulle.



Publié dans Intersection, novembre 2008

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