mercredi 1 septembre 2010

Art le Présent : L'âge démocratique

10 ans après Art, l’âge contemporain - Une histoire des arts plastiques à la fin du 20e siècle, Paul Ardenne publie une nouvelle étude, Art le Présent, la création plasticienne au tournant du XXIème siècle, relative à l’art des années 1980-2005. Une période pendant laquelle Ardenne, en témoin direct, a fréquenté assidument les oeuvres et leurs auteurs, avant de se mettre à écrire.

Pourquoi un tel ouvrage, avons-nous demandé à Paul Ardenne ? Annoncerait-il en fait l'implosion des formes artistiques et la Fin de l'Art comme d'aucuns annonçaient la Fin de l'Histoire ?

PA : Non il n’y a pas, il n’y aura pas de fin de l’art.

*Et comment pouvez-vous l'affirmer, alors que tant de voix disent le contraire, et pourquoi selon vous n'y a-t-il, n'y aura-t-il pas de fin de l'art ?
PA : Parce que l'art ces dernières décennies a su s’instiller dans les moindres interstices du réel. Parce qu’il s’est arrogé le pouvoir d’extirper, de ce dernier, formes, images, idées. Parce que l’industrie culturelle, aussi puissante soit-elle devenue, ne peut régenter en son tout la création plastique et lui dicter la totalité de ses formes. Parce que l’élasticité même du mot « art » garantit jusqu’à nouvel ordre une prospection de type combinatoire que l’on pressent prolixe et des plus prometteuse. Pas de fin de l'art donc, plutôt son expansion.

* Expansion, qu'entendez-vous par là?
PA : L'infiltration généralisée du réel, la croissance prodigieuse des créations hybrides (art et design, art et mode, art et architecture, art et économie...) ou relevant du « mix » (sampling, technoculture...), une culture en état de flux. L'art prolifère avec une vivacité extrême, prenant des formes que l'on ne peux plus catégoriser, ni en fonction des genres (peinture, sculpture, vidéos, installations, art numérique...) ni en fonction des contenus : c'est cela l'expansion. Comme une métastatisation qui constituerait, non pas une forme mortifère, mais une sorte de cancer de vie.

* Proposez-vous alors que l'art d'aujourd'hui représente une solution possible à l'existence elle-même ?
PA : L'art ne nous installe nulle part si ce n'est dans une représentation sans cesse relancée du monde qui nous entoure. Et comme toujours, il y a une bonne et une mauvaise nouvelle : la mauvaise, c'est qu'il ne faut pas compter sur l'art pour nous dire la vérité du monde, et la bonne, c'est que la vie triomphe, que rien ne s'éteint jamais et que le Phoenix, l'oiseau mythique, renaît encore de ses cendres. Le résultat : une créativité débordante, incontrôlable, se façonnant plus vite que son identification, une création élastique et mutante, variant concepts, méthodes, styles et finalités. L’art adopte un tour protéiforme, il offre une richesse plastique encore jamais connue. Art le Présent essaie d'en fait le tour, au risque assumé de la surabondance des entrées, dans une perspective archéologique plutôt que critique : dire l’art tel qu’il est, et non tel que l’on voudrait qu’il soit.

* Mais où nous conduit-il, l'art, au milieu de ce foisonnement que vous décrivez - il doit bien y avoir une ligne directrice, quelques pistes tout au moins ?
PA : Non. Les arts plastiques relancent l'incertitude symbolique, périment toutes les sortes d'expertises. Moi-même, je ne défends aucune "ligne" dans la culture contemporaine, que ce soit dans l'art plastique ou dans le champ des idées. Je me penche au dessus d'un abyme où tout bouge, je me nourris de l'incertitude même de mes propres points de vue. Je porte un regard panoptique sur la culture entendue comme l'ensemble des représentations humaines, les expressions des valeurs humaines, sur le symbolique.

* Le symbolique ?
PA : Oui. Le champ symbolique m'a toujours intéressé : comment supporter d'exister dans notre civilisation qui est celle du doute, d'un pyrrhonisme impénitent voire militant revendiqué depuis des siècles par l'Occident ?

* Mais dans cette incertitude généralisée, comment positionnez-vous le présent alors, quelle valeur lui attribuez-vous, pour lui consacrer tant d'attention ? Quelle différence par rapport au contemporain - le sujet de votre précédent ouvrage - Art, l’âge contemporain ?
PA : Le contemporain suppose une construction intellectuelle, une définition, un regard distancié, la conjonction d'une adhésion et d'un écart. Le présent en revanche, le présent de l'art en tous cas, on ne peut que s'y fondre. Il nous offre certes une considérable satisfaction vitaliste, mais le surgissement continu qui le caractérise nous empêche d'en extraire un corpus d'idées cohérent. La raison en est la démocratie : chaque individu affirmant la "République du Moi" et se donnant sa propre loi esthétique. Nous sommes dans une idiosyncrasie généralisée, dans le règne de la subjectivation maximale de l'oeuvre d'art. Les oeuvres n'appartiennent plus à des courants, des genres ou des familles mais au sujet. Le sujet réalise sa propre histoire en la reconfigurant, en la disant et la redisant. L'oeuvre d'art devient un travail sur soi - une esthétique trop personnalisée pour être catégorisée, pour être définie. C'est cela, le présent de l'art. Nous sommes entrés de plain pied dans l'âge démocratique de l'art.

* Mais dans cet âge-là, que devient alors le rôle du critique ?
PA : Le critique aujourd'hui doit penser l'art comme une énigme définitive et oublier tout dogmatisme. L’œuvre d’art est un objet flexible, mutant, moins soucieux d’enraciner une forme que d’accompagner le flux perpétuel des choses. Et ce mystère de l'indéfinition, c'est très précisément ce dont l'expertise aujourd'hui ne peut plus donner de définition. Certains objets d'art sont devenus tellement indéfinissables que c'est cet indéfinissable même qui devient la définition de ce qu'ils sont. Alors dans cette situation, une critique qui erre c'est une bonne nouvelle... et dans cette errance, il faut une grande humilité, l'humilité du travailleur de fond. Il faut accumuler beaucoup de données, le champ d'investigation ne saurait être circonscrit, cela surgit, sans cesse, comme disait Heidegger et on ne peut pas arrêter ce flux-là, un flux tendu, chaque chose étant remplacée par la suivante avant même qu'elle n'ait pu être intégrée dans un schéma. Oui, il faut se mettre dans une position d'humilité, voire d'échec : le travail du critique d'art, d'écrivain sur l'art, non seulement est faillible, mais il a failli.

* Vous voulez dire qu'écrire sur l'art au présent, c'est travailler en position d'échec ?
PA : Oui, c'est forcément un échec, parce que vous ne pouvez pas parler de tout, de tout le monde, vous n'avez jamais rendu hommage à tous les artistes qui le mériteraient y compris ceux que vous citez mais que vous expédiez parfois en une ligne... Il faut accepter de faire un mauvais travail, un travail inabouti, mais tout en se disant que si on ne le fait pas, ce travail-là, c'est pire encore, parce que le nihilisme fait le lit de la barbarie. Il faut donc écrire sur l'art et l'intégrer dans la vie par l'écriture.

* Et le commissaire d'exposition alors, a-t-il encore un rôle à jouer, dans cette incertitude, dans ce foisonnement, dans ce flux perpétuel, dans ce surgissement continu dont vous parlez ? L'exposition n'est-elle pas la meilleure manière de parler des oeuvres ?
PA : Dans le monde commissarial, mes idoles sont les fourmis. Pour faire à peu près correctement ce type de travail, il faut accompagner l'art vivant, il faut une présence de tous les instants sur le territoire de l'art contemporain, il faut être un acteur de cette scène au moins en tant que témoin, il faut aller voir la réalité des faits et leur densité. Des fourmis dans ce sens-là ? Didier Ottinger à Beaubourg, par exemple. Ou encore Bernard Blistène. De fortes individualités au service des artistes, très au fait de ce qu’ils font, modestes avant tout. Ceux-là travaillent longtemps avant de se lancer dans un projet commissarial. Pour moi, c’est cela, fondamentalement, le travail du commissaire en art contemporain. L’attention, le respect et le retrait.

* Mais pour être pleinement acteur de cette scène, ne faut-il pas être artiste aussi, créateur - ou peut-on se contenter d'écrire sur le travail des autres ?
PA : L'écriture est une forme créative. La mienne est polygraphique. Que vous soyez artiste ou écrivain, votre vie entière se confond avec le projet créatif, il n’y a pas de distinction. Vous vous endormez en pensant à ce que vous allez faire ou écrire, vous regardez toute chose en pensant à ce que vous voulez faire ou écrire. Vous êtes constamment dans cette position-là. Si les arts plastiques sont aujourd'hui la forme créative symboliquement la plus active, l'écriture permet, elle, la formalisation de la trace et contribue à l'insémination, à la dissémination, à la diversification. Ecrire sur l'art est aussi pour moi une manière de m'élever contre les gens qui dénigrent l'art contemporain, qui n'y accordent de l'intérêt que quand il y a scandale ou pseudoscandale, qui parlent du "n'importe quoi" de l'art d'aujourd'hui. C'est important de dire que non, que ce n'est pas le cas. Que l'art est aujourd'hui labile, fluctuant, mutant, et que l'irruption de la civilisation numérique, en termes de dynamique, va littéralement faire exploser cette instabilité du champ de la création plastique. Cette prolifération, c'est la vie. Ce n'est jamais "n'importe quoi". Bien au contraire, c'est l'accomplissement de l'âge démocratique de l'art.

Propos recueillis par Barbara Polla

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