lundi 25 mai 2009

Drôle de pratique que l’écriture…

Libre Tribune de Barbara Polla

Drôle de pratique que l’écriture…

Le Salon du livre, cette année encore, aura représenté la plus grande manifestation culturelle annuelle de Suisse romande. Les visiteurs y passent plus de temps que ceux du Salon de l’automobile, même : quatre heures et demie à feuilleter, lire, échanger, écouter, à parler aussi…
Combien de mots, dans ce Salon du livre, transmis de l’un à l’autre, de l’écrivain au lecteur, d’homme à homme, pour le seul bonheur de raconter une histoire, de témoigner de l’importance de chaque chose en ce monde, de laisser une trace ? Combien d’heures d’écriture, bouclées dans ces milliers de livres ? Et quelle étrange pratique que l’écriture, qui semble échapper définitivement à la raison raisonnable - tant d’efforts pour si peu de gloire, tant d’efforts pour si peu d’argent - et qui pourtant nous porte, encore et encore, les uns vers les autres…

Roland Barthes, dans son cours sur le roman, explique magnifiquement qu’au milieu de la vie – non pas un milieu mathématique, mais quand on a fait un certain nombre de choses déjà – on se trouve la croisée des chemins, entre la répétition, le retrait, ou la Vita Nuova. La Vita Nuova ? L’écriture, selon Barthes. Une étrange pratique en effet, dans laquelle le produit ne se distingue pas de la production. Un acte d’amour, aussi : écrire, dit Barthes, c’est ériger les autres (quelques autres) hors de la non-mémoire ; aimer plus écrire, c’est témoigner pour ceux que l’on a connus et aimés. Le roman, acte d’amour, « une écriture longue, un oeil sur la page, sur ce que j’écris, un autre sur ce que je vis : le présent. La littérature, cela se fait toujours avec de la vie ... Non pas la vie passée, qui est dans la brume, dans la faiblesse de l’intensité; ce qui est important, c’est la vie présente, la vie concomitante à l’écriture. »

Ecrire les autres, oui – mais avant, une vraie urgence, adolescente peut-être : écrire sa propre histoire. Car pour vivre, survivre, évoluer, je dois me raconter, à moi-même d’abord, ma propre histoire, telle quelle, puis la travailler, la transformer, la redire non plus telle qu’elle est, mais telle que je la veux. Ecrire ma propre histoire pas seulement pour moi-même, mais là aussi, pour l’autre - pour la raconter aux autres. Puis recommencer, autrement, une autre vie, d’autres histoires, les vies et les histoires des autres. Mais l’écriture ne réalise pas seulement l’un des chemins les plus sûrs de soi vers l’autre, elles est aussi chemin de liberté. Parce qu’écrire, c’est inventer, même quand on raconte, et prendre la liberté fondamentale de se réinventer chaque jour, soi-même, les autres, le monde. Les expériences des Freedom Writers aux Etats Unis, récemment mis en film par Richard LaGravenese, cette manière de sauver d’eux-mêmes des adolescents en difficulté par l’écriture de leur propre histoire, vont dans ce sens. « Ce n’est pas la vie qui compte, dit un Yann Apperry, c’est la manière de la raconter. »

L’écriture est peut-être aussi la seule manière de survivre au pire. Mais peut-être pas. Peut-être le pire, quand on se plonge dans l’écriture, reste-t-il trop présent. C’est ainsi qu’un Jorge Semprun intitulera son livre sur son expérience de Buchenwald : L’écriture ou la vie – comme si l’écriture, souvenir de l’atroce, faisait vivre ces souvenirs, plutôt que de les transformer, au détriment de la vie elle-même. Si c’est un homme n’a pas empêché Primo Levi de se suicider. Varlam Chalamov, lui, dans ses Récits de la Kolyma, retrace son expérience dans les camps du Goulag où il a vécu dix sept ans de sa vie. Le camp, selon Chalamov, une école négative de la vie : personne ne devrait savoir ce qui s’y passe. Et pourtant, chez Chalamov, la qualité extrême de l’écriture, la littérature dans toute sa force, rejoint la puissance du propos : la connaissance de l’être. Comme le dit Luba Jurgenson dans sa préface à la première édition complète en français des Récits, « la problématique de la chose et de l’être chez Chalamov renvoie à la question éthique essentielle, celle de l’humain ». Sujet de réflexion sans fin : dans les extrêmes des camps, tous les systèmes intellectuels, qui placent l’esprit de l’homme au centre, semblent invalidés. Il reste le corps. Le corps dont Dimitri Dimitriadis dit, dans Léthé, "Je ne me souviens pas. Ce n'est pas que je manque de mémoire. Non. Mon corps. Moi, je ne me souviens pas. C'est lui qui le fait. C'est mon corps. C'est lui, toute l'histoire. C'est lui. Guerres. Epoques. Insurrections. Quoi qu'il arrive, c'est mon corps. Je suis mon corps. Mon corps, c'est la mémoire, et moi, je suis l'oubli. Je suis mon corps. … C’est ce corps que je suis. Je suis un corps. C’est du corps que je viens, du corps que je proviens. Et c’est maintenant que je commence. En partant du corps. Regardez-le. Il est le tout.”

Le corps, mais pas sans la parole. Une parole, une écriture, qui devraient elles aussi se réinventer. Inspirons-nous à cet égard de l’art contemporain : lui emprunte tout, prend tout, pille allégrement, transforme, refait, inclut et s’approprie dans l’euphorie, envahit les espaces les plus improbables, s'infiltre partout, s'échappant des musées des galeries des maisons et envahissant la rue, la toile, les murs des villes, les panneaux publicitaires le Land voire le ciel... faisons de même avec l’écriture. Ne la laissons pas dans les livres, ni même au Salon du Livre, mais trouvons de nouvelles formes d’écriture et de lecture, démultipliées, virtuelles, originales, publiques… Pour que la langue jamais, ne cesse de vivre, pour qu’elle ne devienne pas « une relique » comme le craint encore le même Dimitriadis, disons-la, le jour, la nuit, partout. Réciter des poèmes, le matin. Les déclamer dans la rue, sans peur du ridicule. Lire à haute voix, aux enfants, mais aussi entre adultes. Lire à plusieurs, vingt quatre heures de suite…

Car l’écriture – fût elle pratique solitaire et nocturne – ne saurait vivre sans être lue en pleine lumière – comme l’art contemporain ne saurait exister sans être vu.



Libre livre
Je meurs comme un pays, Dimitris Dimitriadis

Quand j’avais seize ans, mon père nous a amenés en Grèce. J’y ai vécu une année. 1967, les colonels arrivent au pouvoir. Le Père Dimitriadis, un grand ami de mon père et l’équivalent, me semblait-il, de l’Abbé Pierre en Grèce, est emprisonné. Aussi surprenant que cela puisse paraître, on me laisse lui rendre visite en prison. Premier contact avec la prison - indélébile. Cet homme magnifique réduit en souffrance, dans une cellule minuscule, avec dix autres hommes. La liberté m’est apparue dans sa splendeur et sa fragilité, nécessité absolue, méritant tous les engagements.

Dans Je meurs comme un pays, Dimitris Dimitradis raconte cette période là - la mort spirituelle d’un pays vaincu par lui-même – mais au-delà, le risque que ne meurent non seulement les hommes et les valeurs de la Grèce, mais de l’humanité entière.

« Cette année-là, aucune femme ne conçut d’enfant. Cela continua les années suivantes, au point qu’une génération s’écoula sans que vienne au monde une seule génération nouvelle… »
Je meurs comme un pays doit se lire à voix haute, pour en goûter toute l’actualité : la crise, dans ce texte, est permanente, elle infiltre tout, et Dimitriadis semble nous raconter notre propre temps avec une lucidité laissant peu de place à l’espoir.

« Si grands étaient le trouble, et la déception face à la fourberie, la mesquinerie, la dévorante frénésie qui avaient prévalu jusqu’alors, combinées à des fixations maladives sur des mécanismes bloqués de l’Histoire… Les plus grands pillages eurent lieu dans les musées et les archives de l’Etat. Des fortunes fabuleuses furent confisquées. On dévoila scandale après scandale, dans un délire d’autopunition collective. … on redessina le plan des villes, tout fut rasé puis reconstruit…. »

Reconstruit, mais comment ? Avec les mots. Les mots qui font la langue qui font le pays – qui ne mourra pas tant que nous avons des mots pour le dire. Les mots héros de ce livre, à lire, à réciter, à mettre en scène à Genève, vite… pour que cela n’arrive pas, que je ne meure pas, ni mon pays s’il existe encore, ni la liberté.


Publié dans l'Extension, mai 2009.

Aucun commentaire: