Article de Nicolas POINSOT
Durant les quelques minutes qui précédèrent ma rencontre avec l’artiste russe Elena Kovylina, j’avais déjà des images d’elle plein la tête. Elena inclinant calmement une théière pour servir sa convive autour d’une table en train de prendre feu. Elena en Maja nue, imperturbable Olympia ayant revêtu sa tenue d’Eve intégrale et posant sur le capot d’un piano à queue au beau milieu de la rue. Elena sur un ring et infligeant la raclée de sa vie à un mâle chancelant du bout de ses gants de boxe ensanglantés, avant de se faire massacrer à son tour par un monsieur muscle impitoyable. Elena surprise dans le viseur d’un fusil d’assaut. Elena la corde au cou, debout sur un fragile tabouret.
Je tiens tout de suite à préciser que ces visions n’étaient pas à imputer aux quelconques délires de mon cerveau lorsqu’il est question de rendez-vous avec une jolie femme, mais bien aux toiles de l’artiste exposées en ce moment dans la galerie genevoise Analix Forever. Adepte des performances, ces représentations éphémères impliquant le corps dans une mise en scène symbolique, Elena Kovylina a pris le parti de mettre en peinture ses réussites les plus marquantes, de se les réapproprier au travers de son propre regard, remplaçant celui de l’habituelle vidéo comme support dédié à recevoir l’œuvre. Une série intitulée «Le malentendu» et qui fut réalisée au cours de sa résidence à la galerie l’été dernier, portant les stigmates d’une introspection minutieuse, prolifique et sans compromis. «L’espace et le matériel mis à disposition, mais aussi le temps qu’on m’accordait, tout cela m’a enfin permis de réaliser ce projet qui me tenait à cœur», explique-t-elle infiniment reconnaissante. «C’était un rêve qui ne me quittait pas depuis quatre ans!»
Parallèlement à cette intéressante auto-rétrospective, l’artiste moscovite poursuit son travail de performer de par les villes du monde entier. Pour preuve cette représentation intitulée «slogan», donnée à Genève dimanche 13 décembre dans un restaurant chic du centre ville, et résolument décidée à tourner en une cruelle dérision les codes traditionnellement utilisés par les marques de luxe pour promouvoir leurs produits. On a donc pu voir la jeune femme armée d’un imposant couteau de cuisine, découpant des parts de gâteaux ornés des photos de ses performances précédentes. Sans omettre de ponctuer chaque dégustation par un «J’ADORE» absolument exquis, articulé dans une moue de poupée capricieuse à la limite de l’écœurement. La bouche pulpeuse et outrageusement maquillée de Mlle Kovylina était évidemment pour quelque chose dans cette jouissive prestation, pastiche des canons féminins régnant sans merci sur les affiches et spots publicitaires.
Désir d’indépendance
Mais en dehors de ces moments décalés, de chute contrôlée en dehors de soi, l’artiste est réservée, presque secrète, créant un contraste saisissant avec ce qu’elle incarne pendant ses performances. Elle avoue d’ailleurs fuir les sphères élitistes et embourgeoisée qui sont trop souvent les uniques réceptacles de l’art contemporain, devenu monde «upperground» selon elle, en opposition à l’«underground» dans lequel les activités de l’avant-garde étaient condamnées à évoluer sous le régime soviétique. Elena s’engage alors dans une analyse lucide de la pratique de l’art en Russie, de l’URSS à nos temps présents. «Les artistes d’aujourd’hui se meuvent parmi les businessman et les oligarques. La plupart vit de cette symbiose étrange où les énormes sommes d’argent assurent un train de vie confortable, mais où l’idéologie est uniforme et complaisante. S’ils mettent un pied en dehors de ces hautes strates de privilégiés, ils n’existent plus. Leur métier n’est tout simplement pas reconnu. Pour ma part, j’essaye d’être dans une posture d’opposition, de rester indépendante. Ce qui forcément est très difficile».
Un problème également rencontré par les journalistes qui tentent de faire un travail d’investigation à contre-courant, et auxquels elle rend hommage dans l’une de ses performances, Dying swans, auscultant le thème récurrent d’une Russie bicéphale et anachronique. Autrement dit la culture classique, idéalisée voire décadente, d’une Russie éternelle et bourgeoise, contre les réalités actuelles, pétries de violence et obsédées par la quête de nouveaux modèles. Un leitmotiv dans son œuvre. «Pour l’instant, ni les artistes ni les journalistes ne peuvent changer quoi que ce soit. Sans un système démocratique revu depuis la base, sans une disparition de la censure à l’égard de ces professions, rien n’est possible et ne peut se résoudre». Des propos qui prennent tout leur sens quand on sait que plusieurs de ses vidéos sont purement interdites dans la patrie de Dostoïevski.
Une étude approfondie des réalités
A l’écouter, on comprend dès lors que la démarche artistique d’Elena Kovylina prend appui sur une réflexion aboutie et une observation quasiment scientifique de la société dans laquelle elle vit. Comme sur le sujet des femmes russes, qu’elle développe volontiers avec la précision d’un sociologue. «La femme soviétique était très bien intégrée à la société car elle travaillait, tout en endossant son rôle de femme et de mère. Elle votait même depuis 1918, ce qui est vraiment une émancipation précoce par rapport à la Suisse! Mais depuis la Perestroïka, l’homme a pris les rênes et possède la grande majorité des propriétés privées du pays, ce qui a eu pour conséquence notable de rendre la femme beaucoup plus dépendante de lui. D’où un mécanisme effréné de séduction et de mise en valeur presque exclusive du corps afin de s’assurer un moyen de subsistance, au risque de se caricaturer».
Elena reconnaît cependant que les choses sont en train de changer encore une fois sur le plan social. Les filles des richissimes oligarques héritent progressivement des fortunes de leurs papas vieillissant, inaugurant une ère où des femmes seront plus libres et trouveront une réelle liberté de mouvement grâce à leur totale indépendance financière. Si pour l’heure les artistes, journalistes et autres intellectuels sont pour un certain temps voués à patiner dans la semoule pour plusieurs années, il n’est pas impossible qu’avec la décennie naissante, la vraie révolution s’opère tout doucement en privé dans les chaumières, pardon, les datchas.
Elena Kovylina ou Le Malentendu,
jusqu'au 9 janvier 2010, Galerie Analix Forever Genève
Publié dans les Quotidiennes, le 15 décembre 2009
mardi 15 décembre 2009
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