vendredi 2 juillet 2010

Agir avant la psychose

La maladie psychique est la maladie de notre siècle. 450 millions de personnes dans le monde souffrent de troubles mentaux ou du comportement et la fréquence des maladies psychiques continue d'augmenter. Et pourtant, une petite minorité seulement de ces patients bénéficient de soins adaptés : alors que les troubles mentaux et du comportement représentent 12 % de la charge globale de morbidité dans le monde, la plupart des pays continuent à consacrer à la santé mentale moins de 1 % de leurs dépenses de santé. A Genève, le programme JADE (Jeunes Adultes avec troubles psychiques DEbutants) est spécialisé dans la prise en charge précoce des patients à risque et se donne notamment pour mission de prévenir la déstructuration personnelle et sociale et de soigner la souffrance profonde mais souvent méconnue de ces jeunes patients.



André, que t'arrive-t-il ?
André (prénom fictif) "décroche" de plus en plus comme on dit. Il ne va plus à l'école, ou quand il y va, il ne porte aucun intérêt à ce qu'il est supposé y faire : apprendre et développer des liens sociaux. La nuit il ne dort pas, ou très peu, il sort on ne sait où, il n'a pas vraiment d'amis, il est le plus souvent seul. Le jour il reste dans son lit, enroulé sur lui-même, enfoui sous ses draps, pour qu'on ne le dérange pas...
"Bouge-toi" "fais quelque chose" "concentre-toi" "travaille" ... tous ces conseils n'ont aucune prise sur André. Quand quelqu'un souffre d'une arthrite, personne ne lui dit "bouge-toi" - non, on soigne la douleur, on met l'articulation au repos...

Quand quelqu'un souffre. Oui, le maître mot ici est bien la souffrance. André souffre. Tout ce qui l'entoure l'agresse, chaque bruit est une menace, chaque exigence une violence parce qu'elle le met face à ses incapacités. Une souffrance profonde, aigüe, terrible. Le sentiment d'être devenu différent, différent des autres mais aussi de soi-même, et la culpabilité aiguë de ne plus pouvoir se réaliser selon ses espoirs ni répondre aux attentes parentales, sont souvent indicibles avant une longue période de traitement. Que ce soit la présence de "voix", de ces "mauvaise voix" qui menacent et qui envahissent la pensée, la vision de son propre corps qui se morcelle et perd sa fonction de "maison de l'âme", ou encore l'angoisse de mort, tous ces symptômes fréquents chez le jeune adulte en psychose débutante sont très effrayants pour ceux qui les ressentent, mais longtemps méconnus par l'entourage. La famille ne découvre en général cette souffrance que bien plus tard - et doit alors faire le deuil des ambitions dont elle avait investi le jeune adulte concerné, le deuil des rêves et des projets de vie qu'elle avait formés pour lui.
Quant au patient, le sentiment de vulnérabilité, de mise à nu, de solitude, l'amène à se replier de plus en plus sur lui-même, d'autant plus qu'il a le sentiment d'être incompris du reste du monde. André n'a plus d'élan vital, il n'a plus le désir de rentrer en contact avec les autres, il a peur... et cette peur devient réciproque, comme une peur contagieuse. André semble désormais incapable d'organiser ses journées, sa pensée est chaotique, sa vie aussi - et la peur s'amplifie.

La prise en charge, pour prévenir l'isolement
Pour briser ce cercle vicieux, une prise en charge spécialisée, diagnostique et thérapeutique, médicamenteuse et psychologique, pluridisciplinaire, s'impose. Il ne s'agit pas de faire des miracles, mais de soigner. Les médicaments - les neuroleptiques - reposent sur des connaissances encore fragmentaires des altérations de la transmission de dopamine dans le cerveau. Une question de santé publique donc, mais aussi une question de recherche !
André sera vu par un médecin, un psychiatre, des psychologues, des thérapeutes de groupe, ergothérapeutes et psychothérapeutes, seul, en groupe et en famille, et hospitalisé si nécessaire. Il prend le chemin difficile de l'acceptation de sa maladie et de sa fragilité - un chemin qui est aussi celui de la reconstruction de soi. Les neuroleptiques aidant, il a toutes les chances de trouver la voie et le courage de la réinsertion. Avec émotion, les thérapeutes s'émerveillent : il s'agit bel et bien de faire revivre quelqu'un, de le ramener dans le temps, dans l'action. De faire revivre André.
Le programme JADE bénéficie aussi d'un "job coach" : André sera accompagné vers le type d'activité qui lui convient le mieux, il trouvera peut-être même un travail en entreprise. Les petites entreprises semblent le mieux adaptées et il serait intéressant de valoriser celles qui contribuent à la réintégration des jeunes adultes présentant des troubles psychiques en proposant par exemple un label de qualité pour ce type d'engagement entrepreneurial et citoyen.


Ne pas oublier les familles
Mais le chemin de la maladie à la réinsertion est long, souvent même très long. Et pendant tout ce temps, les familles de ces patients sont fortement mises à contribution. Souvent trop : éviter le "burn out" des familles devient alors un autre impératif de santé publique. Au programme JADE, les thérapeutes le disent clairement : "étant donné le jeune âge de nos patients et leur pathologie, nous ne pouvons pas nous passer des familles et les familles ne peuvent pas se passer de nous." Le stress que représente pour les parents, pour la fratrie, la présence d'un schizophrène dans la famille est énorme. Alors que la compassion est au premier plan en cas de maladie somatique d'un membre de la famille, l'ambiguïté, la peur et le ressentiment prennent le plus souvent le pas sur la compassion lors de maladie psychique. Une autre difficulté majeure pour les familles est de trouver un équilibre entre le care et l'autonomie. Cette dernière doit rester un objectif constant, notamment en terme de logement : un logement même protégé apportera une autonomie plus grande que le logement familial et permet à la famille de "souffler". Les réunions "groupales" entre familles, enfants avec troubles psychotiques et thérapeutes ont ainsi pour mission, d'une part, de renforcer l'autonomie des patients, et d'autre part, de favoriser la solidarité interfamiliale. Lorsqu'en venant au programme JADE un thérapeute voit plusieurs familles concernées attablées ensemble au restaurant d'à côté, il évalue le succès des réunions multifamiliales !
A propos des familles encore, il est important de souligner que les théories du psychiatre et écrivain Bruno Bettelheim sur le rôle causal joué notamment par les mères dans la schizophrénie sont aujourd'hui battues en brèche. Il nous reste par contre de l'enseignement de Bettelheim que ces jeunes souffrent et ont besoin d'être encadrés et accompagnés avec sensibilité, espoir, compréhension et patience....

La peur de la violence
Reste encore, parmi toutes les peurs, la plus sournoise : celle de la violence. Oui les schizophrènes peuvent parfois être agressifs. Mais les statistiques montrent qu'il n'y a pas vraiment plus d'actes violents commis par des schizophrènes que par la population générale, si ce n'est la violence dirigée contre soi-même (dont le suicide est l'expression ultime). Mais les actes violents sont souvent stigmatisés... et il semble rassurant de les raccrocher à une pathologie. La violence est en nous tous - le plus souvent elle reste maîtrisée, au creux de notre inconscient - alors que, selon Otto Fenichel, médecin et psychanalyste, "dans la schizophrénie, l’inconscient est conscient". Et c'est bien de là que naissent l'hypersensibilité de ces patients, leurs souffrances, la peur de soi-même, la panique, l'enfermement...

La richesse de vivre ensemble
Mais l'inconscient est aussi notre inépuisable richesse, à nous humains, et les psychotiques ont beaucoup à nous apprendre sur nous mêmes. Comme le dit la mère d'un patient en voie de guérison dans la très belle émission de Temps Présent consacré aux jeunes patients psychotiques l'an dernier : ils ont, comme nous, leur partition à jouer dans la société. Une partition créative. Ecoutons-les...




De France, les mêmes appels : un priorité de santé publique !
Si le programme JADE est rapidement devenu un programme de référence au niveau mondial, d'autres centres travaillent dans la même direction. A Paris, les services et l'Unité INSERM du Professeur Marie-Odile Krebs proposent eux aussi, à Sainte-Anne, une prise en charge multidisciplinaire tout en poursuivant d'intenses activités de recherche (sur les mécanismes de la maladie, les facteurs de vulnérabilité génétique, l'évolution, les facteurs précipitant et les facteurs de protection éventuelle, ainsi que les thérapies) et de publication. Le livre de David Gourion et Anne Gut-Fayand, Les Troubles schizophréniques, (Ellipses, collection Vivre et Comprendre, 2005), est à la fois agréable à lire, très informatif et plein d'humanité. Avec une phrase absolument clé dans le chapitre intitulé : L'Evolution : tout est possible : "Il apparaît donc fondamental de parvenir à dépister et diagnostiquer cette maladie (la schizophrénie) le plus tôt possible". Pour ce faire, il faut d'abord la connaître, la reconnaître et la faire reconnaître comme une maladie grave, associée à de profondes souffrances et que l'on peut soigner. La comparaison avec le diabète, proposée par Anne Gut, est éclairante : il faut savoir que les médicaments sont nécessaires même si la maladie ne guérit pas, et qu'il ne faut jamais les interrompre brutalement. Pour le groupe parisien aussi, "Du fait de la fréquence de la schizophrénie," - 700 à 800.000 patients en France - "de sa sévérité et de l'existence de traitement efficaces, le dépistage précoce devrait être considéré comme une priorité de santé publique."




Encadré : le rôle du cannabis
L'usage du cannabis préoccupe les thérapeutes de patients souffrant de troubles psychiques et en particulier de psychose. L'usage du cannabis est en effet 2 à 5 fois supérieur chez les psychotiques par rapport à la population générale et une surconsommation est souvent retrouvée dans les semaines précédant une aggravation des symptômes. Entre 35% et 60% des patients schizophrènes seraient des usagers de cannabis. Si le rôle étiologique du cannabis dans la psychose reste une question controversée, un consensus existe quand au fait qu'il augmente le risque de déclencher une psychose chez les personnes vulnérables, qu'il exacerbe les symptômes et aggrave le pronostic global de la maladie. Selon Marie-Odile Krebs, nous ne sommes pas tous égaux face aux effets du cannabis et l’âge d’exposition (avant 15 ans) semble déterminant dans l'augmentation du risque. La question reste cependant ouverte, de savoir si la surconsommation ne correspond pas une tentative d'automédication "anesthésiante" de la part des patients. Comme le dit l'un d'entre eux : pour se protéger, on s'isole, on évite le contact, on regarde la télévision et on fume des joints... Mais là encore, les patients ne décrivent pas tous la même expérience.



Les cinq messages de Marco Merlo de Diana Canovas
N'oublions pas de
1) reconnaître la souffrance et ne pas banaliser les difficultés d'un jeune qui décroche
2) toujours garder espoir, un espoir réaliste : on peut faire beaucoup mais pas des miracles
3) bénéficier des conseils des spécialistes - faire confiance à l'expertise
4) développer les projets de formation pour favoriser la réinsertion
5) ne pas oublier le risque de suicide et travailler à le prévenir

Publié dans le Courrier, le 2 juillet 2010

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