La post-modernité définit cet état ultérieur à la modernité où la logique de rupture n’a plus d’objet - même si la rupture se poursuit artificiellement par ce qui est devenu une «tradition de la nouveauté». Jean Baudrillard qualifiait ces ruptures factices d’ «hypertéliques», c’est-à-dire prolongées au-delà de leur fin. La disparition des oppositions dialectiques fortes – même celle entre la gauche et la droite est devenue bien molle – a fait le lit d’une société anomique. En l’absence d’opposition, les règles deviennent sans objet, et l’individu, abandonné par les normes, se retrouve seul face à lui-même dans le vide laissé par la disparition des prescriptions sociales. L’individualisme si souvent critiqué de nos sociétés post-modernes n’est en fait que la conséquence de l’abolition des règles et des prescriptions. Si personne ne dit à personne comment il doit se comporter, l’individu se doit d’exister par lui-même et d’assumer en toute solitude la responsabilité de chacun de ses actes. Ou de ne pas l’assumer…
Mais la soif de prescription est si grande qu’en l’absence de prescription sociale, une prescription économique et consumériste fera parfaitement l’affaire. Le monde de la mode, plus que tout autre, se délecte de cette situation, et n’a pas attendu pour remplir le vide normatif par ses propres lois. Habillez-vous de telle manière et vous serez reconnu comme tel; celui qui ne se soumet pas aux règles sera exclu, exactement comme dans les sociétés traditionnelles. Ce nouveau rôle normatif de la mode explique l’importance extrême prise par les codes vestimentaires. Quand les règles de l’apparence se substituent au règles de comportement, l’apparence devient primordiale. Elle fait loi.
Les adolescents sont plus que tout autre groupe social à la recherche de normes. Pour se battre contre elles bien sûr, pour les outrepasser, voire les renverser. Mais quoi qu’ils en fassent, le besoin de normes fortes est si prégnant que leur absence rend les adolescents encore plus fragiles que nature. Heureusement, la norme vestimentaire est là: elle permet de définir l’appartenance à tel groupe ou tel autre et cristallise l’indispensable combat intergénérationnel. Même les rites de passage deviennent prescrits par la mode.
Même ceux qui se cherchent dans une opposition plus radicale encore se retrouveront à nouveau dans la mode. Comme le disent si bien Heath et Potter, dans Révolte consommée, le mythe de la contre-culture (Naïve, 2005) la mode toute-puissante va jusqu’à prescrire la forme de la rébellion. Celle contre la consommation passe par une forme de consommation à peine différente et la soi-disant lutte contre l’élégance par une nouvelle élégance: les vêtements «vintage», de seconde main, «customisés», remplacent pour un peu les vêtements classiques ou de marque. Mais il s’agit toujours de vêtements… L’individu reconnaissant se voit libéré du fardeau de ses responsabilités grâce à ce nouveau prescripteur indéfectible. Et à défaut des parents, de l’école ou de la société, Nike, H&M et Miss Sixty feront parfaitement l’affaire en attendant l’âge des Paul Smith, Inès de la Fressange ou Diane de Furstenberg, et plus tard encore des Armani, Chanel ou Dior. Mieux vaut être fashion victim que pas victime du tout!
Publié dans L'AGEFI, 2006
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