Il n’est pas aisé de définir le luxe. Qualité, beauté, rareté, rêve, difficulté d’accès voire inaccessibilité, exclusivité et bien sûr prix sont quelques-unes des caractéristiques les plus fréquemment évoquées à son propos. Alors que d’aucuns se passionnent pour ces caractéristiques et les affinent toujours davantage, d’autres réfléchissent en termes de rentabilité à court terme et semblent parfois planifier eux-mêmes la fin du luxe. Quand Lagerfeld par exemple fait des vêtements pour H&M, la menace est grande, car la plupart des caractéristiques du luxe se délitent dans cette opération: la rareté, la difficulté d’accès, l’exclusivité et le prix. Mais le prestige de Lagerfeld devient alors accessible au marché de masse: c’est ce que les Américains appellent le mass-tige, un néologisme plus concret que le concept d’élitisme de masse. Aux Etats-Unis, la chaîne de magasins Target se spécialise dans ce segment: autrefois simple supermarché positionné dans le «pay less, get more», Target cherche aujourd’hui à intégrer le prestige et à l’offrir à ses clients tout en maintenant des prix très bas. Philippe Stark y promeut l’élégance du design pour tous et les portraits d’Isaac Mizrahi, signature du concept «fashion for everyone», envahissent progressivement les 1400 grandes surfaces de Target.
Dans ces conditions, que doit faire le luxe? Adhérer à sa propre démocratisation en se réjouissant de l’avènement du plaisir pour tous et du développement des marchés correspondants? Ou s’effrayer des risques de sa propre disparition? Probablement les deux. Mais le luxe doit surtout développer de nouvelles stratégies de différenciation qui permettent à la fois le plaisir démocratique et le maintien de ses fonctions essentielles: le rêve, la qualité, la différence. Si la demande persistante d’exclusivité et de rêve venait à être négligée au profit de l’accessibilité immédiate, alors le masse-tige préfigurerait non seulement la fin du luxe, mais également sa propre fin. Car pour que le mass-tige perdure, le prestige doit s’affiner et s’affirmer de manière de plus en plus forte, originale et sélective.
Un exemple intéressant de cette évolution est celui de la presse de luxe, avec comme paradigme Citizen K, le magazine français glamour qui se vend 1 euro, et qui vient d’être racheté par Edipresse. Citizen K se caractérise par une double orientation, d’un côté très accessible, mode et beauté, et de l’autre très avant-gardiste, intellectuel et créatif. Cet ancrage répond à la double cible de Citizen K: son lectorat à 1 euro et ses annonceurs à 10.000 euros. D’ailleurs, si ces annonceurs continuent à financer le produit, c’est que malgré son prix bradé, sa face prestige attire toujours les lecteurs les plus select. Dans tous les domaines, la démocratisation des produits contraint les producteurs à une excellence exacerbée et au maniement décomplexé d’un double langage, démocratique et hyper-élitaire. Ce double langage est indispensable à la survie du luxe dans le contexte actuel. Et comme le dit Frédéric Chaubin (rédacteur en chef de Citizen K), les dynamiques les plus fortes naissent toujours des contradictions assumées.
Publié dans L'AGEFI, 2006
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