L’architecture en effet est à l’honneur en ce moment, en France et ailleurs, de Lézigno à Valenciennes, de Gênes à Genève, de Londres à Biarritz, à la croisée des chemins entre art et politique, entre qualité maximale et désastres environnementaux, entre rêves et réflexions, rires et émotions - tout cela pendant que l’architecture suisse, elle, s’exporte sans complexe, à Pékin et Calcutta, archi-local et archi-global.
Archi-rire: de la beauté des latrines
La beauté des latrines? Le signe même de la civilisation et la preuve irréfutable que le progrès existe. Quoi d’autre que les latrines établit définitivement la suprématie de l’Italie sur l’Angleterre? A Rome, elles étaient aussi nombreuses que somptueuses: murs en marbre, mosaïques, peintures, rien n’était de trop. Récemment, les foires d’art internationales ont elles aussi été cotées, non sans raison, en fonction de la qualité de leurs latrines. Dignité oblige. Et à Genève, qui ne se souvient de Christian Ferrazino et de ses treize millions (à savoir, tout de même, 380.000 francs pièce) pour améliorer l’état des toilettes publiques de la ville? Le Conseil municipal de l’époque avait fait merveille en termes de bons mots (retrouvés dans les archives de la Tribune de Genève): «Je ne vous demande pas un vote sur le siège!» avait déclaré Ferrazino lui-même, suivi par Pierre Maudet, «Cette proposition répond à un réel besoin», puis Hélène Ecuyer, «Je suis pour ma part d'accord pour le renvoi en commission», alors que Roberto Broggini se refusait à «entrer en matière» et que selon Eric Ischi «Nos toilettes sont un véritable calvaire: on se dépêche, on fait à côté et on en ressort comme on peut», constat qui l’amena à plaider pour le modèle turc «où l'on se rend avec plaisir». «Allons-y tous ensemble!» avait-il conclu pour obtenir un vote massif en faveur du concept – et il fut entendu. Mais la rue du Stand prit le pas sur Ferrazzino et les latrines genevoises passèrent aux oubliettes…
Dommage… mais heureusement, d’autres ont repris la flamme. Robert Latour d’Affaure notamment, architecte basque, qui a investi ses convictions et son âme de créateur dans la construction d’exceptionnelles toilettes publiques en bord d’océan. Son concept? L’opération esthétique provient aussi bien du haut, l’essence, que du bas, la matière; il s’agit d’allier référé conceptuel et stimulus sensible; l’architecture ne se comprend pas seulement avec le cerveau ou les yeux: elle se vit avec le corps. C’est ainsi que Latour d’Affaure a réalisé «Miroir ancré» sur le Paeso Nuevo à Saint Sebastien, «miroir ancré» signifiant à la fois l’ouverture au monde: le miroir; et le caractère identitaire: l’ancrage. Une architecture de la révélation du paysage, selon ses propres mots: «Miroir ancré se fond dans la roche basque. Il fait partie intégrante de la montagne. Il suscite un sentiment d’appartenance au lieu: la matière même de la roche devient un élément du langage architectural.»
A Lézigno 2008, où Latour d’Affaure présente son travail dans le cadre de la conférence intitulée Inopportunismes, le lyrisme de l’architecte laisse les auditeurs sans voix, si ce n’est pour se demander si le titre de la conférence ne fut pas choisi tout exprès pour lui? L’objet architectural est magnifique, le miroir reflétant l’Océan, la conception spatiale, l’intégration au paysage, les plages sauvages de Saint Sébastien auxquelles les vagues donnent de la hauteur: des toilettes comme une dune avec une porte en miroir, qui se déplace, telle l’entrée d’un grotte magique, et nous laisse nous glisser à l’intérieur de cette pure merveille de style, béton, végétation et acier, ou comme le dit encore Latour d’Affaure, «champ ouvert de perceptions sensorielles». Tout cela, non pas pour un lieu de spiritualité, que Latour d’Affaure eût aussi bien pu réaliser, mais pour la Matière avec un grand M, pipi-caca donc… depuis, je ne vais plus aux toilettes. Pipi debout devant le lac, ou rien. En attendant que les toilettes de la rade deviennent dignes de palaces anciens, avec des miroirs qui de l’extérieur réfléchiraient notre magnifique jet d’eau, pour en capter d’autres, plus prosaïques, à l’intérieur. Nous voulons Robert Latour d’Affaure à Genève, de toute urgence – et nous graverons dans nos esprits et dans la pierre, les vers de Bernardo Atxaga avec lesquels il conclut sa conférence: «Sur ce miroir mille yeux se poseront, (et le monde), des miroirs, eux aussi… le miroir de tant d’autres mondes». Des yeux sans lunettes, à coup sûr!
Publié dans les Quotidiennes, le 18 juillet 2008
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