La question de la limite est plus aigue que jamais. Limite entre la station debout et l’effondrement, entre la dialectique et la panique, entre l’émotion et la raison. Limite entre les pays, les continents, les cultures. Limites à dépasser, ou du moins à chercher à dépasser, constamment: les nôtres. Limites à ne pas dépasser, celles de notre cupidité, celles qui mettent l’autre à risque, à haut risque, à trop haut risque, au point de nous entraîner nous-mêmes, dans une chute dont le vertige nous prend parfois, quand nous regardons la limite au plus près.
Ralph Rugoff, directeur de la Hayward Gallery à Londres, présente actuellement et jusqu’au 4 mai 2009, un artiste. Un artiste? En fait non, ce sont des artistes et des œuvres particulièrement éclectiques, que réunit sous son thème de prédilection – Frontières, séparations et seuils – l’artiste Mark Wallinger, qui ne montre dans cette exposition qu’une demi-dizaine de créations propres. Quand un artiste expose son espace mental, ses inspirations, ses références, la visite, toujours, est passionnante. Entrer dans le cerveau de l’autre, un privilège rarement possible…
En l’occurrence d’ailleurs, on y entre par les buts. Les buts? Le titre exact de l’exposition: L’arbitre russe. Frontières, séparations et seuils. Les buts, limite symbolique imparable entre la victoire et l’échec. Lors de la Coupe du monde de football 1966 où s’affrontent en finale l’Angleterre et l’Allemagne, un but est accordé de manière erronée aux Anglais. Ils sortent victorieux… mais des années plus tard, interrogé sur le pourquoi de cette décision, «l’arbitre russe» répondra par ce seul mot: «Stalingrad». La limite inférieure entre la mémoire et l’oubli – ou le pardon, s’il est possible: l’offensive des soldats allemands dans le Caucase, bloqués par l’Armée rouge dans la ville de Stalingrad, y fit plus d’un million de victimes. Le texte du catalogue de l’exposition de Wallinger s’intitule d’ailleurs: éveillé dans le cauchemar de l’Histoire.
Prenez le prochain vol pour Londres et allez voir L’arbitre russe. Frontières, séparations et seuils. Mais surtout, ne repartez pas sans le catalogue. Les histoires que raconte Mark Wallinger sont à la limite. Je voudrais toutes vous les raconter ici. Mais je vous les laisse découvrir… non, juste une: à l’aube du 7 août 1974, l’équilibriste Philippe Petit a tiré un fil entre les Twin Tours encore inachevées et s’y est tenu au dessus du vide jusqu’à ce qu’il soit contraint de mettre fin à cette performance non moins prémonitoire que la réponse de Baudrillard, à qui l’on demandait, en 1983, quelle force au monde pourrait troubler la duplication tactique des formes réalisées par les Twin Towers: «l’islam».
Mais plus encore que d’anticiper l’Histoire ou d’essayer d’en découdre avec elle, l’art se doit de «sécréter le doute», comme le souligne le critique d’art Paul Ardenne (Art Press), ne serait-ce qu’entre réalité et perception.
Pour que la limite reste une question ouverte sur le seuil du doute.
Publié dans les Quotidiennes, le 10 mars 2009.
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