La liberté ne se définit pas dans l’absolu. Elle se définit dans la bataille. Les femmes et les hommes qui aspirent à la liberté doivent se battre : il n’est pas d’autre chemin.
D’ailleurs, c’est ce chemin que prit la mère de Laszlo Magas. Elle chercha à fuir le totalitarisme soviétique et donc la Hongrie, son pays, en 1949 déjà, avec son fils. Mais elle se fit arrêter, tout près de là où aura lieu, quarante ans plus tard, le Pique-Nique Paneuropéen. La mère est arrêtée, donc, et mise en prison – une prison qui existe toujours, à la sortie de Sopron. Libérée en 1956, elle part très vite au Venezuela (l’accalmie ne durera que quelques jours), avec un groupe d’émigrés. Avec cette histoire en tête, on comprend pourquoi, devenu un homme, Laszlo Magas entre dans l’opposition au régime communiste ou, plus précisément, aux soviets et comment, au moment crucial de l’été 1989, il imagine, avant les autres, que le rideau de fer d’ores et déjà fissuré pourrait être déchiré, au propre comme au figuré. Pour ce faire, Laszlo Magas organise, avec d’autres opposants, sur le thème de « Baue ab und nimm mit » - Détruis et emporte, le rideau de fer donc - le pique nique le plus fréquenté de l’Histoire. Il semble bien qu’ils étaient plus de dix mille.
Il faut remettre le pique-nique dans le contexte de la Hongrie de 1989 : le rideau de fer devenu obsolète, à la fois conceptuellement, politiquement et techniquement, la Hongrie commence à le détrictoter au printemps 1989 déjà. Mais à Sopron, à la frontière avec l’Autriche, il tient toujours. Le pique-nique paneuropéen avait pour but symbolique de transformer le rideau de fer en souvenir collectif. Objectif initial concret : ouvrir la frontière entre la Hongrie et l’Autriche. Mais le résultat ira beaucoup plus loin.
A Sopron toujours, dans la même rue que Magas, habitait un autre homme, Arpad Bella, commandant des garde-frontières. Les deux hommes se connaissaient de vue, mais ne se parlaient pas : le très consciencieux commandant des garde-frontières qu’est Bella ne saurait parler à un homme de l’opposition. Aujourd’hui pourtant, ils partagent la même fierté modeste et le même attachement au souvenir de cette journée unique dans leur vie : le 19 août 1989.
Il était un jour, l’humanité aussi. Bella a lui aussi son histoire toute personnelle : une femme d’origine allemande, des beaux-parents allemands ; grâce à Oma et Opa, le bilinguisme pour ses enfants. « Les choses ne viennent pas de rien, dit-il. Elles viennent de l’enfance, de l’éducation, des expériences et des visions… Le multilinguisme et le multiculturalisme qui lui était associé -hongrois, allemand, croate - à Sopron, a baigné mon enfance. »
Le jour du pique-nique, Bella est responsable de la frontière. Responsable aussi de ses cinq hommes. Les consignes n’ont pas encore changé : on laisse passer les Hongrois et les Autrichiens, on tire sur les Allemands. On ne les attendait pas d’ailleurs, ce jour-là, mais ils arrivent par vagues, par dizaines, par centaines, pour s’infiltrer dans la brèche. Comme le dit si bien Bella, « On se peut pas gérer une foule en panique. ». D’un calme apparent parfait, extrêmement inquiet à l’intérieur de lui-même, le commandant se refuse à verser le sang. Il trouve une parade, bien plus intelligente qu’une opposition de front. Il donne l’ordre à ses hommes de tourner le dos à la frontière hongroise et de ne contrôler que les gens qui viennent d’Autriche pour entrer en Hongrie. Avec l’idée que ses hommes ne sauraient être rendus responsables de ce qu’ils ne voyaient pas, de ce qui se passait dans leur dos.
Plus de six cent Allemands sont passés ainsi en terre autrichienne. Un photographe inspiré qui avait décidé de se mettre du côté autrichien a récolté des portraits d’hommes, de femmes et d’enfants en liesse et en larmes. Cet événement a contribué à la chute du mur à Berlin et a représenté un symbole si fort qu’il a fait dire au chancelier Kohl, en substance, que le sol sur lequel reposait la porte de Brandebourg était hongrois.
La vivacité du souvenir, cependant, reflète aussi l’absence d’un présent aimé. « La Hongrie n’a pas su tirer bénéfice de la liberté. La démocratie, ce n’est pas la même chose que le marché… » regrette Arpad Bella. La Hongrie n’a encore avoir trouvé son développement économique propre, assumé ; terre essentiellement rurale, elle semble colonisée par un capitalisme occidental qui lui reste comme étranger, concentré dans les bordures des villes et des autoroutes : Mac Donalds, Volkswagen, et autres Best Western ont pris la main. Mais derrière, dans la campagne comme dans le coeur des villes de province et dans celui des intellectuels, la Hongrie séculaire garde ses droits, comme si le pays n’avait pas encore trouvé la voie pour conjuguer le passé au futur. La dichotomie palpable entre développement économique exogène et culture endogène semble bien couper les ailes à un développement harmonieux du pays, intégrant démocratie, culture et économie. Les Hongrois, désespérés une fois de plus de ne pas maîtriser entièrement leur destin, en sont convaincus : ils ont échoué et n’ont pas encore su concrétiser les rêves de l’ouverture.
Le cinéaste hongro-américain Karchi Perlmann, primé à l’étranger pour son court métrage Vacsora, qui met en scène une inversion de la relation entre hommes et cochons (et si c’était les cochons, désormais, qui mangaient les hommes ?), reste méconnu dans son propre pays, dont il critique notamment le fossé immense qui sépare le monde rural du monde politique. Même si le 19 août 1989, la liberté a gagné une bataille, une autre servitude menace les Hongrois : celle de la dépendance économique à un modèle qui n’est pas le leur. La bataille d’un développement qui leur appartienne en propre reste, ainsi, à initier. Mais pour cela, il faudra, comme le souligne Perlmann, qu’ils intègrent leur monde rural et qu’ils accompagnent le développement de leur marché par leur propre culture, comme espérait le faire Georges Soros quand il a créé à Budapest l’Université de l’Europe centrale. Les Hongrois savent qu’ils doivent reprendre la main. Qu’ils se souviennent de 1989, non plus avec nostalgie, mais avec la conscience que les hommes apparemment les plus anodins peuvent aussi changer le monde. Le leur, en particulier, en modelant son développement de l’intérieur. Pour ce faire, il n’est d’autre chemin que la lutte. Certes, l’âme hongroise a ce talent unique, de transformer le désespoir en élégance grâce à l’ironie. Mais aujourd’hui, il faut de l’action à la Hongrie, plus que de l’ironie. Pour que les cochons ne mangent pas les hommes.
Radio Trabant, sur rsr.ch
Publié dans l'AGEFI, le 14 octobre 2009
mercredi 14 octobre 2009
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