Jeudi 22 octobre. Il fait nuit, il pleuvine, je me fais renverser par une voiture rouge place de la Concorde à Paris. Un événement digne des Quotidiennes ! Les pompiers parisiens m’emmènent aux urgences de l’Hôtel Dieu. On pousse mon brancard à la suite de ceux qui sont là déjà, depuis combien de temps. Et d’emblée je me demande, si je suis à l’hôpital ou au commissariat de police. Elle est partout, la police, entre les brancards, dans les couloirs, les jambes écartées pour la solidité de la base du pouvoir et les visages fermés. Un vieillard crie, il appelle sa fille. « Ma fille ! Elisabeth ! Elle est où ? » On le rassure : « Elle va revenir… » disent à tour de rôles les soignants qui passent d’une salle à l’autre. Un autre vieillard décharné et blafard garde les yeux fermés et respire péniblement, la bouche grande ouverte. Une toute jeune fille est assise sur son brancard, blottie dans un grand papier doré, comme un cadeau étrange à peine ouvert. Je vois les bras d’une femme cachectique à qui on a mis une perfusion gonfler dangereusement, et j’imagine ses veines trop fragiles pour contenir le liquide avec lequel on essaie de la perfuser. Un soignant passe, me regarde et dit, « Tiens, une personne normale. » Encore que. Il m’amène en radiologie, au sous-sol. Descente. Pour le retour, il doit prendre son élan, courir pour réussir à pousser le brancard à la montée. Je ne suis pas lourde pourtant… Après quelques heures, on me transférera à l’Hôpital Cochin, parce qu’il n’y a pas d’orthopédiste à l’Hôtel Dieu. Et deux jours plus tard, j’arrive finalement aux urgences de la Clinique des Grangettes, où tout est parfait, lumineux, impeccable. Je n’ai même pas l’impression d’être « aux urgences ». Plutôt chez mon médecin traitant.
Et pourtant, la vraie urgence, c’est bien ce que j’ai vu à Paris. L’urgence de l’autre, perdu, l’urgence de cette vie qui souvent se cache, la nuit, dans les hôpitaux publics de Genève, de Paris et d’ailleurs. J’ai travaillé, il y a longtemps, aux urgences. Il faudrait y retourner, régulièrement, pour ne pas oublier, ni même abstraire. Et relire, encore, Les Naufragés de Patrick Declerck, qui a suivi pendant quinze ans la population des clochards de Paris, au Centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre. Il se pose les mêmes questions fondamentales : « Qui sont-ils, ces êtres étranges aux visages ravagés ? Ces exilés qui nous côtoient, qui dérangent notre regard et suscitent nos fantasmes ? » Pour conclure, après un long périple : « Révérons les fous. Ils ont osé plus que nous. Sachons veiller sur ces splendeurs détruites que nous avons l’honneur de soigner. » Fou, plus précieux que normal. Ne le sommes-nous pas tous – ou sur le fil du rasoir ? Il faut être un peu fou aussi, pour savoir travailler aux urgences dans ces conditions. Alors merci.
Publié dans les Quotidiennes, le 27 octobre 2009
mardi 27 octobre 2009
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