On la mange parfois comme un fruit. On la dévore parfois comme un livre. La passion. Barbara Polla nous le prouve par ce nouvel ouvrage, le troisième publié aux éditions L’Age d’Homme, après A toi bien sûr et Kris van Assche, Amor o muerte. La passion, ici noyau palpitant d’une aventure amoureuse vécue de l’intérieur et qui, à l’instar de tous les modèles du genre, est voué, sinon à l’échec, du moins au repli, au coût d’une totale reconstruction du réel. Entretien avec l’auteure, dans l’intimité de la librairie genevoise Le Rameau d’Or, à propos d’une œuvre au style si personnel.
Vous êtes médecin, chercheuse mondialement réputée, mais aussi une galeriste avertie, à l’affût de toutes les manifestations de l’art contemporain. On imagine votre agenda bien rempli. Quand trouvez-vous le temps de vous confronter à la feuille blanche?
C’est vrai que je suis très occupée par mon travail et mes obligations! En général je profite de mes déplacements pour me retrouver avec moi-même, mais c’est surtout la nuit que j’écris. J’aime son espace, cette sensation de pouvoir illimité sur les choses. En fait l’acte d’écriture, je le pratique depuis l’enfance. Je me souviens de poèmes en particulier. Mon père était un peu mon modèle. Il a énormément écrit durant sa vie, sans ne jamais oser rien publier. Me concernant, cette activité est celle que je considère désormais comme la plus importante, celle qui donne le plus de sens à mon existence. Presque une obsession!
Comment concevez-vous votre travail d’écriture? La scientifique parvient-elle à rester en retrait pour permettre à l’imaginaire de s’exercer?
J’ai toujours conçu l’écriture comme un processus solitaire, un repli qu’on pourrait qualifier de monacal. C’est inévitable. Mais le fait d’avoir rédigé des dizaines d’articles en tant que chercheuse m’influence encore. C’est un exercice fort différent de la littérature, qui structure l’esprit, et j’en ai retenu ce goût très prononcé pour l’investigation. J’expérimente souvent personnellement les choses que je cite dans mes livres. Par exemple pour Victoire, je me suis rendue dans plusieurs cathédrales, j’ai effectivement compté les pas qui mènent au chevet dans la nef de Rouen, comme le fait l’un de mes personnages! J’ai aussi écouté les radios de lieux où se déroulent certaines scènes de mon roman, pour en saisir les atmosphères. Je ressens ce besoin de savoir de quoi je parle.
Y a-t-il des figures de la littérature ou des penseurs qui vous inspirent, vous guident dans cette vocation d’écrivain, celles auxquelles vous revenez boire comme à une source?
Spinoza, évidemment, pour ce mélange d’esprit scientifique rigoureusement composé et d’âme sensible, mortelle, puis Deleuze. Cesare Pavese également. Son intelligence incroyable, la violence de sa pensée, qui paraissent pourtant s’effacer derrière une prose d’une grande sobriété. C’est un véritable maître pour moi. J’en ai puisé ce goût pour le travail des mots, de leur matière. L’impératif du style.
Victoire, votre dernier livre, met en scène un trio de personnages réunis par le magnétisme d’une passion dévorante, exclusive, faisant lentement perdre pied à celle qui la vit, une femme d’âge mûr. Cet état d’âme dont tentent de nous préserver les philosophes depuis des siècles n’est donc pas seulement l’apanage des années naïves de l’adolescence?
Là c’est le médecin qui vous parle: vivre sans désir, sans une flamme intérieure, cela s’appelle la dépression! Plus sérieusement, je pense que ce sentiment de la passion, qu’elle soit d’amour ou d’amitié, peut frapper à n’importe quel moment de votre vie. Malheureusement tout le monde n’a pas l’opportunité de vivre une telle chose. C’est une expérience extraordinaire.
Dans votre roman, vous évoquez une très belle image, celui du concept de «l’empreinte» qui réside en chacun de nous, attendant d’être comblée par cet autre qui en serait l’exact positif. D’où surgit tout à coup la passion. En quoi consiste-t-elle?
Je pense que cette empreinte est déjà là en partie, lors de notre naissance, comme la preuve qu’une totale correspondance d’âme sera possible avec certaines personnes. Néanmoins c’est notre vécu personnel qui la façonne de manière bien plus singulière, nos expériences vitales éprouvées pendant l’enfance et même après. Je dirais qu’avec l’âge, elle gagne en complexité et les possibilités de correspondance avec l’autre sont beaucoup plus rares, ce qui explique qu’il est plus facile de succomber à la passion lorsqu’on a vingt ans, puisque cette empreinte est encore vague, malléable, que lorsqu’on en a soixante, où elle est très élaborée.
Qui dit passion amoureuse… dit aussi possession. Un sentiment pas toujours très noble.
Oui, il y a toujours l’appropriation d’une partie de l’autre, la construction de quelque chose de lui en dehors de son corps. Mais celui-ci n’en ressent aucune gêne. On ne lui ôte absolument rien. Même si on ressort rarement indemne quand on est l’objet d’un tel sentiment, on ne peut qu’en acquérir une meilleure connaissance de soi, à l’image de mon personnage qui devient encore plus talentueux et confiant après avoir été désiré en vain par Louise. Et puis celui qui lit, celui qui écrit même, finit par être possédé, lui aussi, par les personnages, qui se mettent à dicter leur conduite, deviennent presque indépendants de la volonté de l’écrivain.
Qu’est-ce que la passion permet, selon vous, d’apprendre sur nous-mêmes? Que nous lègue-t-elle?
Elle peut nous apporter des enseignements sur nous-mêmes si nous décidons, ou arrivons, de vivre avec. Il faut passer par une sorte d’acceptation, à l’inverse du comportement naturel qui voudrait qu’on cherche à s’en débarrasser, à la détruire parce qu’on ne veut plus subir son poids. En vérité la passion nous apprend que le moment vécu n’a pas de sens! Si l’on renonce à cette nécessité d’assouvissement, l’immédiat dans sa proximité et sa nudité nous montre cependant un chemin à suivre.
C’est ce que choisi justement de faire Louise, votre personnage pourtant si violemment amoureuse de Pierre, en s’exilant aux îles Orcades et en allant reconstruire un nouvel espace pour son désir, plus intime, mieux adapté à ses émotions.
En effet, en face de l’être aimé qui se refuse, le désir de cette femme vit dorénavant pour lui-même, n’attendant plus rien, un peu comme une substance vitale. J’ai utilisé le symbole des cathédrales pour illustrer cet espace architecturé de la passion. Ne sont-elles pas l’unes des plus puissantes manifestations du désir dans le monde occidental? Déambulant d’abord dans celle de Rouen ou de Beauvais, immenses, démesurées, abyssales, Louise va préférer celle de la capitale des Orcades, plus modeste, où elle trouvera finalement une place pour son amour, lui qui est peut-être définitivement arraché à son objet. Cette façon de concevoir les choses, j’en suis persuadée, est l’unique survie possible pour le désir.
Publié dans les Quotidiennes, le 16 octobre 2009
vendredi 16 octobre 2009
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