Tell Me Swiss ? C'est la dernière création du catalan Cisco Aznar. Qui fait parler d'elle jusqu'à l'autre bout du monde. Présentée dans le cadre de l'Exposition Universelle de Shanghai, elle aurait pu prendre comme sous-titre : Chronique d'une censure annoncée. Il a fallu couvrir les seins des danseuses, ce qu'Aznar fit de bonne grâce, mais non sans inscrire "Censuré" sur les corps concernés !
Mais au-delà de quelques ravissantes mamelles, qu'est ce qui choqua vraiment, dans cette fantaisie suisse que seul pouvait créer "un étranger" ? La réalité, Mesdames et Messieurs, voilà ce qui choque, choqua et choquera… la réalité du travail par exemple, et la manière dont cette réalité là est traitée en Suisse. Psychédélique : voyez l'apprentissage pour les clandestins - oui, mais qu'ils restent soigneusement, tout de même, clandestins, aussi longtemps que nous aurons besoin d'eux. La Suisse non seulement sait travailler, mais elle sait aussi faire travailler les autres, pour elle et chez elle. Sans les "travailleurs étrangers" - et, en ce qui nous concerne, nous les femmes, les travailleuses - que ferions-nous ? Sans ces travailleuses qui font fonctionner notre pays et qui nous permettent notamment, à nous femmes actives que nous sommes, de devenir - en apparence du moins - de vraies super-women, à la fois professionnelles et engagées socialement et qui s'occupent à la quasi perfection non seulement de leur travail, mais en parallèle de leurs foyers, de leurs enfants et de leur famille élargie ? Oui, sans ses vrais super-travailleurs, la Suisse ne serait pas si belle.
La Suisse certes exploite parfois, dissimule et hiérarchise, mais elle est aussi la démocratie la plus extrême du monde. Et elle sait accueillir l'étranger de manière si éminemment sélective que tous ceux qui passent sous les fourches caudines de l'accueil suisse officiel vont se trouver pour toujours liés à ce pays qui les a élus "swiss-compatibles". Et comme le disent, le chantent et le dansent les acteurs de Tell Me Swiss, si la Suisse est "grave" avec ses étrangers, il vaut toujours mieux être étranger en Suisse que chez soi dans tant d'autres pays du monde… Cisco Aznar sait de quoi il parle : il vit chez nous ! Cynthia Odier aussi, sait de quoi elle parle. Elle est grecque - et à l'origine, en collaboration avec la Haute école d'art et de design - Genève (HEAD), de ce spectacle pour le moins ébouriffant. Car Tell Me Swiss n'est pas tombé du ciel : né de l'union de la Fondation Fluxum et de la HEAD, cette performance transdisciplinaire s'est inspirée des costumes créés pour Shanghai par les étudiants en Design Mode de la HEAD. Pour L'Extension, Jean Pierre Greff, le Directeur de la HEAD commente : "Nous n'avions pas imaginé que la création des costumes pour le Pavillon suisse de Shanghai - qui en soi était déjà une belle success story pour la HEAD et son département Design Mode - puisse trouver un prolongement aussi... spectaculaire. C'est à Cynthia Odier que nous en devons l'idée ! C'est elle aussi qui a rendu possible ce spectacle plein d'invention et de drôlerie, de poésie et d'humour, impertinent et provocateur imaginé par Cisco Aznar. Avec quel brio ! Le dialogue qu'il a engagé avec l'école a été enthousiasmant. Nous allons le poursuivre..." Après Shanghai, retour à Genève, où Tell Me Swiss sera présenté à nouveau en décembre, à l'Alhambra. Allez apprécier ce conte de fée grinçant où dragons et sorcières se rencontrent mais aussi "Coucou" et "Moitié-moitie »́ … car une des qualités salvatrices de la Suisse est sa capacité d'autodérision. Le film des Faiseurs de Suisses en fut longtemps le témoin par excellence, aujourd'hui Tell Me Swiss prend la relève ! Au thème de l'exposition universelle, "Meilleure ville, Meilleure vie", on pourrait désormais ajouter, meilleur pays, meilleur spectacle.
Car en dehors de la provocation pleine de gaieté, Tell me Swiss est aussi un émerveillement. Pour la féérie du spectacle d'abord : Cisco Aznar offre à son public une scène au plancher si verdoyant que l'on se croirait en plein mayens. Rien ne manque au décor et la Suisse éternelle repose tranquillement au pied de ses alpages tandis que le troupeau de vaches, entre idéalisme et vacherie, se forme et se déforme pour réclamer des subventions pour les agriculteurs... Pour Guillaume Tell, ensuite. Guillaume Tell pour une fois représenté tell qu'il était, un tout jeune homme fier et angoissé. Magnifique échange de regards entre le père et le fils, ce dernier inquiet et pourtant complice, face à son jeune père qui met en jeu la vie de son enfant pour le refus de se soumettre et le sauve grâce à sa compétence. Complices en liberté. La liberté comme valeur absolue. La nôtre bien sûr - mais sans oublier celle des autres.
Libre livre, un best seller archi-suisse
L'Histoire suisse en un clin d'œil de Joëlle Kuntz est un best seller. Pour les russes notamment, mais plus fascinant encore, pour nous les Suisses. Exceptionnel vraiment car "suisse" et "best seller" ne vont pas souvent de pair et encore moins en littérature qu'en tout autre domaine : presque un oxymoron ! Et pourtant, c'est bien un best seller : incroyable mais vrai. Nombreux sont ceux qui se sont demandés pourquoi. Peut-être parce que, comme le dit Joëlle Kuntz, "le désir de la Suisse de jouer un rôle est au moins aussi grand que son désir de ne pas prendre parti" et que ces deux désirs contradictoires animent la plupart d'entre nous, suisses, non suisses, ou suisses à moitié. Les paradoxes identitaires qui tordent plus souvent qu'à son tour les intestins de ce pays ne sont-ils pas, eux aussi, un reflet des paradoxes identitaires de chacun d'entre nous ? Etre grand mais discret, neutre mais bon, pauvre mais riche ou alors riche mais sans que cela ne se sache, ouvert et fermé...
Joëlle Kuntz nous raconte l'histoire de ce pays, le nôtre, qui selon Pierre Assouline est un "îlot d'absurdie dans un monde déréglé", comme elle nous raconterait une l'histoire d'une personne qu'elle aurait bien connue. La Suisse a une psychologie, des problèmes d'identité, elle change au cours du temps, elle assemble ses parties disparates en un improbable mais résilient ensemble. Les cantons de cette Suisse fédéraliste, qui selon Joëlle Kuntz, "ne font plus qu'appliquer en toute “souveraineté” des décisions qui ont été préparées ou orientées par l'administration fédérale" nous ressemblent : nous tous, habitants de la planète Terre, appliquons nous aussi, en soi-disant souveraineté, des décisions préparées par d'autres, ou les laissons appliquer, parce que finalement c'est plus simple, le plus souvent, que de s'y opposer.
Joëlle Kuntz en nous racontant la Suisse nous raconte donc nous-mêmes, et c'est bien là la raison d'être d'un best-seller... "On peut raconter la Suisse, dit encore Assouline - mais on ne l'explique pas sauf à être Kafka, Musil ou Nabokov. Pour ce qui est du pays-qui-n'existe-pas, du malheur d'être suisse et de la prison de l'esprit, on se reportera plutôt à Durrenmatt ou Frisch. Quatre langues pour sept millions d'habitants répartis entre vingt six cantons et demi-cantons, et un compromis fédéral pour gérer les désaccords ? Il faut être fou. Sur le papier, c'est indéfendable. Même en se rangeant derrière son cher arbalétrier d'élite, Guillaume Tell. Pourtant, ça fonctionne" - Tell quel ! Joëlle Kuntz n'explique rien, surtout pas le merveilleux malheur d'être suisse, mais elle nous donne à penser, en nous racontant non pas tant l'Histoire suisse que des histoires. Celles des villes, notamment. J'appris ainsi qu'en juin 1814, lors de l'arrivée des Confédérés, Genève les salua d'un "Bienvenue aux enfants de Tell !" Parce que Tell, c'est le mythe suisse en action : la liberté comme valeur absolue et la compétence comme instrument. Bienvenue !
vendredi 29 octobre 2010
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