Tribune libre
Parler du suicide dans Extension ? Est-ce vraiment adéquat, dans ce magazine d’ouverture et d’esprit positif ? Peut-être que oui, car Extension parle aussi de vie et de santé. Extension parle d’entreprises, et ne saurait être indifférent aux suicides liés au travail, ou à sa perte. En Suisse, 1000 hommes et 400 femmes se suicident chaque année, ce qui représente quatre décès par jour, soit un taux de suicide de 19,1 pour 100’000 habitants.
En 2000, davantage de personnes sont décédées en Suisse par suicide (1378) que par accident de la route (604), consommation de drogue (205) et sida (135) réunis. Selon le rapport de l'Office fédéral de la santé publique, 10% de la population suisse commettent une ou plusieurs tentatives de suicide au cours de leur existence.
Ces chiffres placent la Suisse parmi les pays présentant un taux de suicide supérieur à la moyenne, derrière la Russie, la Hongrie, la Slovénie, la Finlande et la Croatie. Ils correspondent à ceux relevés en Autriche, en Belgique et en France. En France, le suicide des adolescents, en particulier, constitue la deuxième cause de mortalité entre 15 et 24 ans, après les accidents de la route.
Bien sûr, on peut arguer, face au suicide, qu’il représente l’ultime liberté, l’ultime choix de l’homme libre : celui de refuser de vivre. C’est ce que semble nous dire des intellectuels, des écrivains comme Cesare Pavese par exemple, dans Le Métier de Vivre. Un dur métier. Mais si intellectuellement je puis comprendre ce concept et adhérer à cette idée, je ne puis par contre l’éprouver : ni la ressentir, ni la mettre à l’épreuve. Depuis toujours, en amoureuse inconditionnelle de la vie, je suis fascinée par sa puissance et sa fragilité combinées – et surtout, par son unicité. Et dans ma vie de médecin, d’accompagnatrice aussi, de fins de vie, il m’a toujours semblé que le bien le plus précieux – en l’occurrence, peut-être, au delà même de cette liberté qui m’est pourtant si chère et qui définit l’ être humain – était la vie elle-même.
Aurais-je ainsi trouvé une limite à la liberté, outre le respect de celle de l’autre ? Si le choix du suicide peut être une liberté, il ne l’est que dans l’instant. Or notre humanité – notre liberté donc – nous l’exerçons dans la durée de l’existence qui nous est donnée, cette durée déployée devant nous. La mort est au bout et fait évidemment partie de la vie et est d’ailleurs, tout comme le silence l’est à la musique, indispensable à la définition même de l’existence. Mais une fois atteinte, elle ne permet plus à la liberté humaine de s’exprimer, cette liberté modeste qui se niche dans chacun de nos gestes, de nos paroles, de nos choix quotidiens, si minimes fussent-ils. Je pense souvent, à cette amie qui a fait le choix, elle, de se jeter d’un cinquième étage. A la durée infinie qui s’est écoulée, pendant laquelle elle a peut-être désiré mille fois interrompre le cours du temps et revenir à ce moment antécédent où elle avait encore le choix.
Une chose est certaine en tous cas : la liberté, ma liberté future, celle de l’instant suivant, je ne puis l’exercer que si je suis en vie. Le respect de la liberté semble alors exiger de laisser le choix de sa propre fin - la fin de la liberté - à la vie elle-même. La vie comme cadre dans lequel cette valeur fondamentale qui nous rend humains, à savoir la liberté sous toutes ses formes, parole, action, création, et la liberté de penser avant tout – peut encore s’exercer.
Il faut aussi rappeler que le sens des conduites suicidaires n’est jamais univoque et en souligner l’ambivalence. Volonté de mourir ou volonté de changer sa vie ? Agressivité, volonté destructrice, fonction de fuite, fonction d’appel, fonction ordalique… tous ces aspects doivent être pris en compte dans l’analyse de situations telle que celle de France Telecom aujourd’hui.
Chez les adolescents, il s’agit probablement le plus souvent de volonté de changer leur vie. Ils n’aiment pas leur vie, ils en veulent une autre, ils ne voient pas ou ne veulent pas voir que cette « autre vie » à laquelle ils aspirent est à portée de main, à portée de choix, et il leur semble alors que pour changer de vie, mettre fin à la leur est le meilleur moyen. Chez les personnes âgées – le suicide augmente avec l’âge – les questions semblent se poser de manière similaire : comment changer de vie ? Et dans les deux cas, chez les adolescents comme chez les personnes âgées, cette question rémanente, lancinante, parfois déchirante – à quoi sert ma vie ?
Ma réponse : à rien - et à tout ce que je veux bien en faire. Alors nous tous qui avons le privilège d’une part de vivre, et d’autre part de vivre dans un pays dont tous se plaisent à reconnaître et souligner la qualité de vie, vivons ! Apprenons chaque jour le métier de vivre et travaillons, en toute liberté et en toute sérénité…
Libres livres
Le Métier de Vivre de Cesare Pavese ; Anna la nuit de José Alvarez
Le Métier de Vivre de Cesare Pavese
Journal intime d’un écrivain d’exception, trop peu connu encore, pourtant magnifiquement traduit et édité par Gallimard… une plume qui allie sobriété et élégance et qui trace le chemin émouvant d’un nouveau romantisme éclairé, quand les sentiments transparaissent en retenue sous les mots. lisez La Plage et la Lune et les Feux. Pavese qui sait tout écrire, philosophie, romans, poésie… Verra la morte e avra i tuoi occhi
Le 9 novembre 1937, dans Le Métier de Vivre :
« Est-ce qu'elle ne devra pas me surprendre, par un quelconque matin de brume et de soleil, la pensée que tout ce que j'ai eu a été un don, un grand don? Que, du néant de mes ancêtres, de cet hostile néant, je suis pourtant issu et j'ai grandi tout seul, avec toutes mes lâchetés et mes gloires et, à grand-peine, échappant à toutes sortes de dangers, je suis arrivé à aujourd'hui, robuste et concret, la rencontrant elle seule, autre miracle du néant et du hasard? Et que tout ce que j'ai goûté et souffert avec elle n'a été qu'un don, un grand don? »
Le don de l’écriture, en tous cas…
Un don que l’on retrouve dans un récit – devenu un roman en cours d’écriture – qui vient de sortir chez Grasset : Anna la nuit, de José Alvarez. José Alvarez, l’homme qui a fait les Editions du Regard. Quand on écrit aussi, on a parfois le privilège de le rencontrer, dans son magnifique bureau – ou mieux dit, lieu de vie - ou œuvres d’art côtoient livres sur l’art. Après avoir tant édité les autres, José Alvarez, dans ce moment dont Roland Barthes dit qu’il est le milieu de la vie - le moment du roman - ressent le besoin d’écrire, lui aussi. Anna la nuit pose, entre autres, cette question : combien de temps parvient-on à retenir la femme qu’on aime, quand elle n’aspire qu’a la nuit ? Anna qui fait partie, selon l’auteur, de cette « société secrète qu’assemblent l’amour du dépassement et une lassitude sans âge. » Anne dont il dit encore « Je devinais qu'en l'aimant, je commençais peut-être à m'accepter tel que j'étais. » Nous devenons, grâce à l'autre que nous aimons. En écrivant Anna, en la racontant aux autres, José Alvarez se raconte lui aussi. Passionnant. Le roman, au milieu de la vie.
L’écriture et la vie, intimement mêlés, dans le métier de vivre et dans celui d’écrire.
Publié dans l'Extension, novembre 2009
lundi 23 novembre 2009
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